CECI n'est pas EXECUTE 16 novembre 1882

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16 novembre 1882

Antonin Plessis à Alfred de Falloux

Volders1, 16 novembre 1882

Monsieur le comte,

Si quelque chose pouvait me consoler d’avoir trouvé le Bourg d’Iré désert, c’est à coup sûr une lettre comme celle que vous avez bien voulu m’écrire, aussi bienveillante, aussi tendre. Même en la répétant après vous, je suis encore tout confus de ce dernier mot et je ne saurais vous dire jusqu’où il est allé avant dans mon âme. Et puis plus encore que ce dernier mot peut-être, combien n’ai-je pu vous remerciez de cette invitation à vous faire espérer une troisième visite au Bourg d’Iré, je dis une troisième visite, et je ne me trompe pas. On vous a fait le récit de la seconde, voulez-vous me permettre de vous raconter la première ?

Je n’étais qu’un élève du monde, et, pour n’avoir fait encore que jeter un coup d’œil curieux sur ce qui se passait dans le monde, j’avais vite constaté que deux camps divisaient les hommes religieux et le parti catholique. Le premier élan de mon cœur fut vers ceux qui, pour défendre la religion, ne se croyaient pas obligés de nier toute la grande respiration que plus qu’aucun autre, notre siècle se sent battre au cœur. La raison n’a jamais démenti en moi ce premier mouvement de mon âme et ma foi, n’en n’a pas été que je sache, un seul instant, moins soumise et moins assurée. Que de fois j’avais rêvé de voir un de ces hommes qui personnifiaient pour moi les soldat de Dieu tels qu’il en veut pour ces temps, à pitoyable contre toute iniquité, généreux devant tout vaincu, « croyant sur la plus grande habileté, c’est à coup sûr la loyauté » ! Une partie de promenade me conduisait au collège de Combrée2. Combrée pour mes compagnons était le seul but de l’excursion. Leur proposer de pousser plus avant, d’aller jusqu’au Bourg d’Iré s’était jeter une discussion sans merci au travers de nos <mot illisibles> et de notre gaieté. Il n’y avait qu’à s’abstenir et à se taire. Seulement, où ne couraient pas mes jambes impatientes, ma pensée pouvait y aller. C’était là, tout près ; et du haut de la tour du collège on m’indiquait la direction. Mes compagnons discutaient ; et je restais seul interrogeant l’horizon, et (veuillez ne pas oublier que j’étais en seconde), et en rêvant des astres. Enfin, il fallut redescendre à mon tour ; mais, du moins, de la main et du cœur j’envoyai à travers l’espace le salut le plus enthousiaste et le plus respectueux.

C’est bien enfant tout ceci. Pourtant quelque chose me dit que peut-être ce doux salut lointain d’un jeune homme inconnu évoqué du fond de l’exil ne vous sera pas tout à fait indifférent. Vous le fut-il, un souvenir rajeunit en moi une source d’émotion que je me reprocherais d’avoir laissé tarie.

Et maintenant que je vous ai raconté ce que j’appelle « ma première visite » auriez-vous la bonté, Monsieur le comte, de suppléer un peu à la seconde ? Pour cela, j’ose me permettre, espérant bien ne pas passer la borne de la discrétion, de vous poser une question. C’est au sujet de M. de Montalembert.

Une bonne fortune inspirée m’a fait tout tomber, l’an dernier, entre les mains, un des rares exemplaires de « l’Espagne la liberté »3. Depuis j’ai eu plusieurs fois l’occasion d’en parler et de la défendre, ce qui en certain cercle est toujours la même chose. Or, il m’est revenu de différents côtés et d’interlocuteurs bien différents, qu’à la fin de sa vie, M. de Montalembert n’était plus et physiquement et moralement du pied à la tête qu’une exaspération. Il faut monter jusqu’à ce mot pour traduire et résumer tout ce que j’ai entendu. Aigrie par les attaques de la mauvaise foi et la brutalité d’une animosité du parti pris, son âme toute entière était tournée à l’impatience, et son ironie facile et terrible était devenue une bile acrimonieuse qui ne tarissait pas sur ses livres. Evidemment il y a la exagération. Mais enfin n’y aurait-il pas eu à cette exagération à prétexte, peut-être une raison ? Faut-il répondre à de pareilles assertions par la négation la plus absolue, et renvoyer cette calomnie grossière grossir le bilan de ce qui se sont faits du mensonge un droit de propriété contre M. de Montalembert ses amis ? Voilà question que je me permets de vous adresser. Je n’ai vu nulle part, dans un récit quelconque des derniers jours de l’illustre comte, une réponse à ces avances. La lecture même de l’Espagne et la liberté pourrait faire croire que ces jugements ont quelque chose de fondé. Mais ce que je sais à n’en pouvoir douter c’est que s’il y a quelque chose de plus fondé encore, c’était bien cette loyauté indigné, cette grande âme couronnée.

C’est là une des questions que je me proposais de vous poser, Monsieur le Comte ; et je me hasarde à vous dire qu’elle n’était pas la seule. N’était-ce pas et ne serait-ce on pas sortir de délicatesse de la réserve que de poursuivre mes interrogations ? Je le crains et m’en tiens là.

Presque deux ans me séparent encore d’un voyage en France et me retiennent dans ce couvent de Volders placé tout au fond d’une vallée du Tyrol autrichien. Un jour où je retournerai dans la patrie, je ferai tout pour réaliser cette troisième visite au Bourg d’Iré que vous me faites l’honneur d’espérer et que je mets au nombre des bonheurs qu’accorde parfois Dieu sur la terre.

Daignez agréer, Monsieur le comte, l’expression de ma plus respectueuse vénération et de dévouement le plus profond et le plus inaltérable.

 

Fr. Plessis des Frères Prêcheurs.

1Ville du Tyrol autrichien.

2Petite bourgade angevine, proche du Bourg d'Iré et où fut créé, à l’initiative de Falloux, un collège catholique peu après le vote de la loi de 1850.

3L’Espagne et la liberté (1870) avait été considéré comme suicidaire par ses amis Falloux, Cochin, Foisset et A. de Broglie qui avaient mis en garde Montalembert le suppliant de renoncer à sa publication craignant les foudres de Rome à la veille d’un concile.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «16 novembre 1882», correspondance-falloux [En ligne], Troisième République, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES, 1882,mis à jour le : 18/11/2020