CECI n'est pas EXECUTE 2 octobre 1859

Année 1859 |

2 octobre 1859

Louis-Edouard Pie à Alfred de Falloux

Poitiers, 2 octobre 1859

Monsieur le comte,

Je vous remercie sans délai de la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire hier. Je suis heureux que, malgré la douloureuse infirmité de vos yeux, vous ayez pu prendre connaissance des lignes que je viens d’adresser à mon clergé.

La gravité de la situation actuelle remonte aux sessions du congrès du Mans en avril 1856. Dès cette époque, dans un entretien prolongé avec l’Empereur, puis dans une longue instruction synodale publiée peu après, je me suis efforcé de combattre les principes du protocole. Enfin, la théorie de 1856 étant sur le point d’aboutir à ses conséquences pratiques, j’ai rempli de mon moins mal mon devoir d’évêque dans une audience d’une heure que j’ai eue de l’Empereur au mois de mars dernier. À mon retour, cet important entretien a été, dans une congrégation synodale principaux membres de mon clergé, la matière d’une relation détaillée, qui reste dans les archives de notre Église et qui sera publiée en son temps.

Enfin, je n’ai pas cessé de parler et d’agir du côté de Rome. Je crois donc pouvoir me rendre le témoignage que j’ai fait tout ce qu’il était en mon faible pouvoir de faire.

Hélas ! Monsieur le comte, l’aveuglement que vous déplorez est très affligeant ; mais il n’est pas le seul, ni même le plus alarmant. À parts quelques incorrigibles, il touche à son terme pour tous les autres. Il sera pénible sans doute qu’on puisse reprocher à son corps aussi grave d’avoir eu à faire un mouvement si marqué de recul. Mais pourtant, sous peine d’excéder, il ne faut pas oublier que 10 ou 12 membres au moins ont été irréprochables ; qu’il y en a trente autres très graciables. Et enfin ce n’est pas moi qui vous apprendrai que, dans aucun siècle, la promptitude et la justesse de vue, non plus que la fermeté de caractère et de conduite, vis-à-vis du pouvoir temporel, n’ont été le partage du grand nombre. Eu égard à la fragilité humaine et à l’expérience de l’histoire, l’essentiel est que la complaisance n’aille pas jusqu’au sacrifice de la doctrine.

C’est sous ce dernier rapport que je m’afflige et m’effraie d’un danger et d’un mal qui croissent tous les jours à la faveur d’axiomes tout à fait nouveaux, qui font consister le savoir vivre et le savoir-faire dans l’amoindrissement et l’abandon de la vérité divine, une certaine élite de laïques et de prêtres, encouragés par l’attitude des grands corps littéraires, ou appuyés du patronage de quelques individualités respectables, mais trop peu pourvus du véritable sens ecclésiastique, nous propose pour un avenir prochain des services infiniment douloureux à remplir. La défaillance doctrinale en ce qui est de la question romaine a trouvé, comme toutes les autres défections, de bien malheureuses connivences de ce côté.

Il faut que je sois bien pénétré de ce que je dis en ce moment, Monsieur le comte, et que je considère le mal comme bien profond et bien sérieux, puisque je m’aventure de nouveaux à vous exprimer des pensées aussi contraires à celles que vous saviez opposer un premier épanchement de ce genre. J’avais une inclination toute naturelle et des motifs puissants pour me ranger à votre avis plutôt qu’à celui de qui que ce soit. Il a donc fallu, croyez-le bien, une lumière très directe de ma conscience, et une véritable évidence des choses, pour me faire persévérer dans ma voie.

Soyez assuré, Monsieur le comte, que je m’honorerai toujours des communications que vous voudrez bien me faire, et que j’accueillerai avec reconnaissance toutes vos observations et vos pensées. Votre disposition d’esprit vous tromperait si vous pensiez que j’ai jamais cru avoir lieu de me plaindre de votre franchise : ce n’est pas là précisément l’impression qui m’était restée du pénible entretien de la rue de Tivoli et des incidents qui s’attachent aux papiers que vous y aviez apportés.

Mais ce sont là des choses déjà vieilles, qui procurent le besoin que nous avons tous de support et d’indulgence réciproque et qui, pour ma part ne laissera subsister ni dans mon esprit ni dans mon cœur l’ombre d’un obstacle à la respectueuse considération, à la profonde estime et à l’affectueuse gratitude dont j’éprouve le besoin de demeurer toujours pénétré pour un homme tel que vous. C’est avec tous ces sentiments réunis que j’aime à me dire, Monsieur le comte, votre très humble et très obéissant serviteur.

 

L. P. Évêque de Poitiers


 


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «2 octobre 1859», correspondance-falloux [En ligne], Second Empire, Année 1852-1870, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES, Année 1859,mis à jour le : 20/11/2020