CECI n'est pas EXECUTE 13 juillet 1858

Année 1858 |

13 juillet 1858

Paul Sauzet à Alfred de Falloux

Lyon 13 juillet 1858

Cher et honorable ami,

Il y a bien longtemps que je ne vous ai vu, bien plus longtemps encore que je ne vous ai écrit. Cependant le deuil de ma vie solitaire me rend plus nécessaire que jamais les échanges de la pensée et les épanchements de l’amitié et la vôtre sait si bien ouvrir aux uns et aux autres une source douce et féconde. J’espérais y puiser l’an dernier en allant rejoindre à Bourg d’Iré votre frère1 qui m’y avait gracieusement convié. Des affaires de famille m’ont retenu à Lyon. Je désire être plus libre et plus heureux cet automne, mais comme je ne puis être certain de ma liberté, je veux me rappeler du moins par écrit à votre souvenir. Je l’ai promis d’ailleurs à votre excellent frère au moment où j’ai quitté Rome, ce printemps. Je l’y ai laissé mieux portant, ménageant toutefois trop peu sa santé et ses forces, tout entier à des devoirs qui trouvent dans la satisfaction intime de son noble cœur et dans l’estime des hommes impartiaux et attentifs, la récompense la plus digne de lui. Cependant c’est toujours pour moi un véritable chagrin de ne pas voir les progrès de sa carrière au niveau de ses services. On n’avance guère spontanément à Rome que ce qui est purement romain. On attend pour les Français la recommandation de leurs gouvernements et votre frère ne peut se flatter de la rencontrer bien ardente. Il y aurait pourtant en dehors des empressements de la faveur politique qu’on ne se sent guère ni le droit ni le droit d’espérer, ni même la volonté de solliciter, une part à faire à la justice dont l’ancienneté et le dévouement ont depuis longtemps mûri les titres.

Au reste, ce regret n’est pas le seul que j’ai emporté de Rome. Mon âme y est souvent partagée entre ce que j’admire et ce que je désire. Personne ne chérit plus que moi cette cité bénie entre toutes les cités, personne ne lui doit plus de reconnaissance, car j’y ai goûté d’ineffables consolations. Mais plus j’aime les rayons de cette brillante et douce lumière, plus je voudrais la voir resplendir sans nuage. Malheureusement cette immortelle et inaltérable clarté ne saurait appartenir qu’au divin privilège de son infaillibilité spirituelle. Son pouvoir humain doit payer son tribut à l’humaine faiblesse. Elle est condamnée aux défauts de ses qualités et la mansuétude paternelle de son gouvernement dégénèrent souvent en laisser aller et en mollesse L’énergie fait plus d’une fois défaut pour exécuter le bien, comme pour contenir le mal, aussi l’administration intérieure se voit exposée à des critiques dont la plupart sont sans doutes injustes et passionnées, mais dont quelques-unes ne manquent pas de fondement. Grâce à Dieu, au dessus de ces faiblesses plane la majesté si onctueuse et si simple d’un pontife qui gagne tant de cœur à la religion, et la haute pénétration d’un ministre qui a si habilement <mot illisible> et si heureusement résolu la plupart des graves affaires extérieures de l’Église. Les autres sont en bonne voie. Puisse la providence achever son œuvre ! Je n’y épargnerai pas mon modeste concours, et tant que ma faible voix pourra se faire entendre, elle ne faillira ni à l’énergique défense ni aux humbles et sincères conseils.

J’ai vu aussi Naples et Turin là encore le mal et le bien son <inextricablement> mêlés. L’un voit compromettre souvent les fruits précieux de la religion et de la monarchie par les illusions et quelquefois par l’infatuation si ordinaire aux pouvoirs sans contrainte, l’autre empoisonne les nobles bienfaits de la liberté par la licence religieuse et anarchique, inséparable des entraînements sans frein. Ces deux pays enseignent également par leurs forces comme par leurs faiblesses les nécessités de cette alliance de salut entre l’immutabilité de la foi à laquelle appartiennent les siècles et le mouvement sagement expansif d’une liberté dont le siècle ne peut se passer.

C’est à cette vitale alliance que votre haute et généreuse intelligence a consacré toutes les forces dont Dieu <deux mots illisibles> pour l’espoir de notre société chancelante. Vous avez rendu à cette grande cause de solides et éclatants services, et à côté des plus légitimes triomphes. Elle vous a valu dans votre propre patrie de tristes mécomptes et de cruelles déceptions. J’en ai moi-même ressenti le contrecoup et mon âme, au milieu des intenses douleurs qui semblaient devoir l’absorber toute entière, a trouvé place encore pour de patriotiques amertumes. Le regret toutefois n’est pas le découragement. Notre temps est de ceux où il ne faut compter sur rien, ni désespérer de rien, il faut renoncer à pressentir les voies de la providence et savoir attendre le jour de ses décrets.

Cette attente au reste ne doit rester ni oisive ni stérile. Si peu que vaillent mes travaux, je n’en interromps pas le cours ; je ne sais si je les ferai jamais parvenir au public, encore moins s’ils lui serviront, mais ils auront du moins satisfait ma conscience, achevé ma tâche et rempli ma vie.

 

 

Les vôtres, cher et honorable ami, rencontrent toujours sans les chercher, le retentissement et l’éclat. Pourquoi faut-il que vous frappiez si rarement à la porte d’un public toujours si empressé de vous ouvrir? J’ai lu avec une véritable émotion les pages si sincères et si saintes que vous inspirait naguère le parfum d’une sainte et sincère mémoire mais elles n’ont fait que me rendre plus avide de jouir des importants et éloquents travaux que médite votre féconde retraite. Votre voix est si bien pleine pour être écoutée aux deux bouts des horizons les plus divers, que chacun exprime à l’envi sa hâte de l’entendre. Vous pardonnerez cette impatience, car elle n’est ni une exigence ni un reproche. Elle est une confiance et un hommage.

J’espère de moins que ce ne sera pas votre santé qui vous empêchera d’y répondre. J’ai pourtant besoin d’en savoir des nouvelles et aussi de celle de Madame de Falloux2 que je n’oublie jamais et de Mademoiselle Loyde3 qui, je l’espère, ne m’a pas tout à fait oublié. Soyez assez bon pour me rappeler au souvenir de toutes deux et pour me servir d’interprète auprès de Monsieur et de Madame de Caradeuc4 comme auprès de ceux de vos voisins que je vous dois l’honneur de connaître et qui veulent bien songer encore à moi et croyez surtout à tous les sentiments d’admiration sincère et de vive affection de votre dévoué P. Sauzet

 

15 juillet

Je rouvre ma lettre pour vous donner de bonnes nouvelles de Mgr d’Orléans5 que j’ai vu hier soir à mon passage et que vous verrez vous même bientôt. Je serais bien heureux si vous me réserviez une petite part dans vos entretiens, en échange de la grande place que vous aurez l’un et l’autre dans mes entretiens avec Monsieur de Montalembert que je vais revoir à Évian d’où je compte être revenu avant la fin du mois à <mot illisible> j’y verrais aussi M. Léopold de Gaillard qui assiste ce matin ainsi que moi à la messe de la st Henri et me charge pour de ces compliments empressés.

2Marie de Falloux (1821-1877).

3Loyde de Falloux (1842-1881), fille unique des Falloux. Atteinte de nanisme, elle était de santé fragile.

4Emilie-Marie-Charlotte de Caradeuc, née de Martel (1801-1882), mère de Marie de Falloux.

5Mgr Dupanloup.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «13 juillet 1858», correspondance-falloux [En ligne], Année 1852-1870, Second Empire, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES, Année 1858,mis à jour le : 07/12/2020