CECI n'est pas EXECUTE 7 juin 1879

1879 |

7 juin 1879

Victor de Laprade à Alfred de Falloux

Lyon, 7 juin 1879

Très cher confrère et ami,

Je me sentirais bien coupable envers l’académie et envers mes amis, si mon état de santé n’était pas depuis quelques mois en état de torture continuelle et ne m’avait pas rendu incapable d’un voyage et d’un séjour à Paris. Ne pouvant pas agir je n’ai pas le droit de parler, à peine celui d’avoir une opinion. Mais je ne peux m’empêcher de vous dire tout mon regret de n’avoir pas vu triompher vos si sages et si libérales propositions. Je m’indigne aussi quelque fois, car je suis devenu encore plus prompt à la satire depuis que je souffre tant de l’oppression que commence à faire peser sur nous la minorité républicaine que nous avons laissée se former dans notre sein. Cela me rappelle une grosse faute dont j’ai beaucoup de remords quoique mon vote n’eut pas alors amené le succès pour nous. Ce se sont, hélas, les fautes que nous avons commises en commun sous l’Empire qui ont été vraiment funestes. Maintenant nous sommes dans une déroute complète et je me demande ce que nous ferons des vainqueurs de jeudi quand ils auront la majorité complète, puisqu’ils ont donné le scandale de faire revenir l’académie sur sa décision de la veille et cela à une voix de majorité, c’est-à-dire à deux voix de minorité sur le vote précédent. Quand ces gens-là seront maîtres de l’académie nous pourrons nous attendre à être tous fructidorisés. Ceci n’est pas pour l’intérêt que je porte à l’orateur évincé qui n’a montré ni beaucoup de tact ni beaucoup d’esprit, mais je vois bien la manœuvre de la faction Thiers. Il s’agit de proclamer simplement la divinité de ce démolisseur de deux monarchies qui n’a pas assez vécu, mais heureusement pour démolir la république. S’il avait démoli l’Empire comme le dit Ollivier1 je serais indulgent, mais c’est lui qui est le véritable auteur du 24 février 1848. Lamartine2 n’en est que l’éditeur responsable. Voici Marmier3 chargé de répondre à Henri Martin4 ; il renoncera à cet honneur et il fera bien - on en chargera Jules Simon et le tour sera joué. Le dieu sera encensé par son grand prêtre. Mais sur ces dernières questions n’y a-t-il pas violation flagrante du règlement ? Marmier est à l’heure qu’il est chancelier de Jules Simon, mais était-il chancelier lorsque Émile Ollivier était directeur. C’est seulement dans ce cas ce qu’il pourrait être chargé de suppléer le directeur empêché par une cause quelconque.

Informons nous du chancelier qui était en fonction avec Émile Ollivier directeur, c’est à lui que revient le droit et le devoir de remplacer Ollivier. L’académie n’a pas le droit d’en déléguer un autre sans violer son règlement. Si Marmier était chancelier pendant le trimestre de la mort de M. Thiers il n’y a rien à dire sinon il faut en venir forcément à ce chancelier là. Tout ceci est une manœuvre pour donner la parole à Jules Simon.

Pardonnez ce bavardage à un important qui n’est pas un insensible au contraire ; il sert à l’unité d’autant plus vivement l’action et la défense ne lui sont pas possibles.

Rien ne se fait par les absents et pour les absents. Le livre où j’espère embrasser quelques-unes de vos pages est entre les mains de Glorian5 mais quand passera-t-il dans celle de l’imprimeur ? Je n’en sais rien. J’ai à Paris d’autres affaires personnelles qui sont en souffrance comme nos devoirs académiques. Je me résigne. Je vois avec bonheur que votre santé est devenu meilleure puisqu’elle vous a permis un long séjour à Paris. Oh ! si nous vous avions eu à notre tête à Bordeaux, à Versailles, je crois que nous ne serions pas aujourd’hui si impitoyablement vaincus.

Dans ma retraite et mon silence je pense bien souvent à vous avec autant d’admiration et de respect que d’affection et j’espère que vous voulez bien me compter parmi vos plus dévoués.

V. de Laprade

1Émile Ollivier (1825-1913), homme politique. Fils d’un Carbonaro républicain, il fut nommé par le gouvernement provisoire préfet de Marseille, le 27 février 1848; il avait alors 22 ans. Il se fit élire en 1857 au Corps Législatif. Républicain, il était néanmoins dépourvu de tout sectarisme. Il accueillit avec faveur l’orientation du régime vers le libéralisme, approuvant notamment le décret du 24 novembre 1860. Réélu en 1863, il fut appelé par l’Empereur pour diriger le gouvernement du 2 janvier 1870 .Exilé en Italie jusqu'en 1873, battu dans le Var en 1876 et en 1877, il consacra le reste de sa vie à la rédaction des dix-sept volumes de son Empire libéral. Il avait été élu à l'Académie française le 7 avril 1870.

2Lamartine Marie-Louis-Alphonse de Prat de (1790-1869). Poète, écrivain et homme politique. Entré comme légitimiste à la chambre des députés sous la Monarchie de Juillet, il s'était très vite rallié à la république. Il œuvra en faveur d'un gouvernement provisoire dont il fut l'un des personnages les plus importants avant de perdre très vite sa popularité.

3Marmier, Xavier (1808-1892), journaliste et écrivain. Rédacteur en chef de la Revue germanique, puis administrateur général de la Bibliothèque Sainte-Geneviève, il propagea en France la langue et la littérature allemandes. Il avait donné des leçons de littérature aux deux filles de Louis-Philippe, Clémentine et Marie. Il collabora également à la Revue des Deux Mondes. Il fut élu à l’Académie française le 19 mai 1870. On lui doit un Journal (1848-1890) important qui fut publié en 1968 (Droz, 812 p.).

4Henri Martin (1810-1883), historien, auteur d’une Histoire de France, il avait été élu le 13 novembre 1878 à l’Académie française où il siégea au fauteuil d’Adolphe Thiers.

5Éditeur lyonnais.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «7 juin 1879», correspondance-falloux [En ligne], Troisième République, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES, 1879,mis à jour le : 27/12/2020