CECI n'est pas EXECUTE Ier mars 1885

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Ier mars 1885

Albert de Broglie à Alfred de Falloux

Broglie (Eure), 1er mars 1885

Cher ami, votre lettre remise à M. Savard doit courir pour le moment après le Prince et je pense que vous lui donnez toutes les indications nécessaires pour un nouveau rendez-vous. Le pauvre Prince n’a pas souvent de pareilles aubaines, et surtout il doit se préparer d’ici aux élections prochaines à une série de conversations qui n’auront pas cet intérêt. Si j’en juge par mon département où je suis depuis 24 h. rien ne sera si difficile que de faire des listes et chacun viendra recourir à la rue de Varennes en demandant qu’on donne des ordres sauf à ne pas y obéir quand on les aura provoqués et qu’ils ne conviendront pas à l’ambition ou à la rancune personnelle du solliciteur. Je sais par expérience ce que c’est que ces plaintes faites à l’autorité supérieure, sur ce qu’elle n’agit pas, et qui peuvent se traduire par ce commentaire : soyez ferme pour faire faire aux autres ce que je désire, mais commencez par vous plier à ma fantaisie. Le chagrin profond de Bocher1, qui le rend jusqu’ici incapable de toute action est une grande complication. Les complicants [sic] qu’on peut lui donner n’ont ni sa situation ni son autorité. Heureusement que notre roi futur2 est donc d’un grand calme et ne s’émeut pas des criailleries : mais il va en en entendre qui mettront sa sérénité à l’épreuve.

Combien je jouis et de votre succès à Rome et de l’espérance de vous l’entendre bientôt raconter. Pour commencer, je vais tout de suite vous demander si vous pouvez profiter de cette faveur pour venir en aide au Français qui passe en ce moment par un moment assez rude d’épreuve. Il a eu de très bonnes années pendant le mouvement d’affaires de 81 et 82, regorgeant alors de ces annonces qui sont aujourd’hui la seule fortune des journaux. Aujourd’hui, il est comme toute la presse quotidienne absolument à sec. Il faut absolument trouver 25 à 30 mille francs pour une échéance assez proche, celle de son assemblée générale en avril.

Rien n’est si difficile en ce moment avec toutes les souscriptions électorales qui commencent : toutes nos bourses sont épuisées et c’est le complément de ce qu’ elles ont donné qu’il faut de toute nécessité trouver si on ne veut pas périr. Voyez vous autour de vous à qui on pourrait encore s’adresser. Les B. (?) avait contribué autrefois et <mot illisible> encore actionnaires, du moins le Duc Salviati et ses frères. Il doit y avoir aussi dans le monde ecclésiastique des gens qui dans ce moment actuel verraient périr le Français avec déplaisir. Il ne vous a pas toujours contenté, je le sais bien. Mais le Monde3 qui héritait de la partie religieuse de sa clientèle et le mettrait sous la coupe directe de Chesnelong4 et de Mgr Hulst5 vous plairait encore moins. Voyez donc si vous pouvez quelque chose. L’Archevêque de Reims6 qui vous flatte n’aurait qu’à dire dans son riche diocèse.

J’écris à l’évêque de Nancy7 mais un mot de vous le déciderait. Et l’archevêque de Tours8 ne veut-il pas qu’on défende sa basilique ? Ce qui m’arrête c’est que j’ai l’air de parler pro dominem. Mais cela n’est pas je vous le jure. Outre que je regarde (et sans regret) mon rôle politique comme à peu près fini, je ne connais rien d’incommode comme un journal que tout le monde vous attribue et dont on répond devant le public. Si ce n’eut été mon amitié pour Beslay9 et Thureau-Dangin10 et la crainte d’éteindre un lumignon qui fumait encore après l’encyclique de 186411 et le concile de 1870, il y a longtemps que j’aurais conseillé de fermer boutique. Politiquement il m’eut été plus commode de me servir du Moniteur ou j’aurais été moins compromis, et du Soleil.

Voyez ce que vous pouvez pour des amis <mot illisible> d’intérêt.

Mille et mille tendresses.

Broglie.

 

 

 

1Édouard Bocher (1811-1890), homme politique. Administrateur des biens de la famille d'Orléans après 1848, il avait été élu à l'Assemblée nationale de 1871 où il représentait le comte de Paris.

2Broglie et ses amis qui croient encore au rétablissement de la monarchie, espèrent voir le Prince, Louis-Philippe d’Orléans, devenir le futur monarque pour la France.

3Journal créé le 27 février 1860, Le Monde faisait suite à L'Univers de Veuillot, suspendu le 29 janvier 1860 par le gouvernement impérial.

4Chesnelong, Pierre Charles (1820-1899), homme politique français, secrétaire du Comité conservateur d’Orthez, puis conseiller général en 1852 ; maire d’Orthez en 1855. Député à la Législative en 1863. Il avait accepté l’appui du pouvoir dans la lutte électorale mais en réservant formellement l’intégrité de ses convictions religieuses et l’indépendance absolue de ses votes. Chesnelong considérait alors l’Empire comme un rempart contre la révolution sociale. Il souhaitait que l’Empire devint une monarchie constitutionnelle. Lors de la discussion de la loi militaire il soutint nettement le maréchal Niel. Il vota contre la guerre et s’étonna de l’optimisme d’E. Ollivier. Le 7 janvier 1872, élu député à l’Assemblée nationale il fit partie de la droite modérée que présidait A. de Kerdrel. Il accepta de soutenir Thiers au début, croyant possible la monarchie constitutionnelle. Le 27 octobre éclata le coup de foudre qui devait mettre fin à toutes ces espérances. Il fut élu sénateur inamovible le 27 octobre 1876.

5Hulst Maurice Le Sage d'Hauteroche d' (1841-1896), ordonné prêtre en 1865, il fut nommé vicaire à Saint-Ambroise. Secrétaire de l'archevêché de Paris en 1872, il était depuis 1875 vicaire général du diocèse. De sympathie orléaniste, il suivit la politique de ralliement de Léon XIII. Le 6 mars 1892, il fut élu à l'occasion de l'élection partielle du Finistère provoquée par le décès de Mgr Freppel. Réélu quelques mois plus tard lors des élections générales, il siégea à droite.

 

6Mgr Langénieux, Benoît-Marie (1824-1903), ordonné prêtre en 1850, il était entré au petit séminaire de Saint-Nicolas-du-Chardonnet dirigé par Dupanloup de 1837 à 1845, puis au séminaire de Saint-Sulpice, Benoît-Marie Langénieux (1824-1905), avait été ordonné prêtre en 1850. Nommé évêque de Tarbes le 18 juin 1873, il fut promu archevêque de Reims le 11 novembre 1874. Il sera élevé au cardinalat par Léon XIII le 7 juin 1886.

7Turinaz, Charles, François (1838-1918), évêque de Moutiers-Tarentaise depuis 1873, il avait été nommé évêque de Nancy le 23 mars 1882.

8Meignan Guillaume-René (1817-1896), collaborateur du Correspondant, il avait fondé avec Cochin, les premiers cercles d’ouvriers du Boulevard Montparnasse. Membre du clergé de Paris, l'un des rares représentants en France au milieu du XIX d'une exégèse progressiste, très lié au groupe catholique libéral du Correspondant. Évêque de Châlons sur Marne en 1864 membre de la Minorité au Concile Vatican I, il fut transféré à Arras en 1882. Succédant à Mgr Colet cardinal en 1893, il fut l'un des rares évêques français de l'époque soucieux de relever le niveau scientifique du clergé. Voir H. Boissonnot, Le cardinal Meignan, Paris, 1899.

9Beslay, François (1835-1883), avocat et journaliste. Avocat en 1856, il était entré en 1860 à la Société d'économie charitable où il s'était lié d'amitié avec Armand de Melun, un proche de Falloux. Entré au Français dés sa fondation, il en était le rédacteur en chef.

10Thureau-Dangin, Paul Marie Pierre (1837-1913), historien. Auditeur au Conseil d’État, il publia plusieurs ouvrages d'histoire notamment une Histoire de la renaissance catholique en Angleterre au XIXe siècle. Catholique libéral, il ne jugeait pas le catholicisme incompatible avec le régime républicain.

11L’Encyclique Quanta Cura de Pie IX et le Syllabus furent perçus non sans raison comme une condamnation sans appel des idées du libéralisme catholique que défendaient les hommes du Correspondant.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «Ier mars 1885», correspondance-falloux [En ligne], Troisième République, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES, 1885,mis à jour le : 23/01/2021