CECI n'est pas EXECUTE 19 mars 1882

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19 mars 1882

Albert de Broglie à Alfred de Falloux

19 mars 1882

Cher ami, me permettez-vous de prendre pour vous écrire une occasion qui n’en vaut guère la peine ?

Ne vous rappelez-vous pas qu’il y a une vingtaine d’années environ, à la mort du docteur Ménière1, médecin en chef de l’hôpital des sourds-muets je vous donnais avis qu’il existait à ma connaissance un journal tenue par ce médecin, celui qui très jeune encore et à peine sortie des études il avait été envoyé à Blaye2 pendant la captivité de Madame la duchesse de Berry3 ? Ce journal prêté par M. Mesnière au chancelier Pasquier4, qui l’avait communiqué à mon père était venu ainsi à ma connaissance. Je le trouvais (ce qu’il est en effet) assez scandaleux et très compromettant pour les deux branches de la famille royale. Je vous engageai alors à tâcher de faire en sorte que l’on n’en fut averti dans l’entourage de la princesse et de M. le comte de Chambord afin de prendre les mesures nécessaires pour le supprimer. Vous me répondîtes alors (je crois en être certain) que la tâche vous était d’autant plus facile que M. Menière appartenait à une famille d’Angers qui vous était connue. Jusqu’ici je crois que mes souvenirs sont exacts.

Me trompais-je en ajoutant que peu de temps après vous m’avez dit que la chose était faite et que les intéressés avertis à temps s’étaient assurés de la suppression du document ? J’en aurais juré en justice il y a un mois.

Mais aujourd’hui le journal paraît publié par le fils de l’auteur qui dit en avoir reçu de son frère la commission expresse. Il y aurait quelque chose de tellement grave en acte d’improbité si criant à avoir livré le manuscrit en s’en réservant une copie que je n’ose plus rien dire. Cependant, on m’interroge et je voudrais être sûr de ce que j’ai à répondre. Tâchez de rassembler vos souvenirs. Du reste à ma grande surprise et satisfaction cette triste publication fait moins de bruit que je craignais. Rien n’atteste mieux combien notre génération démocratique est indifférente à ce qui touche ses ancêtres mêmes du passé le plus rapproché. Cinquante ans lui sont l’effet de dix siècles, et la duchesse de Berry <mot illisible>.

Vous avez vu notre triste discussion du Sénat. Il n’y a plus absolument rien à attendre de cette assemblée. Elles ne songe plus qu’à ne pas mériter de revivre et effectivement je crois qu’elle y échappera et se montrera assez inoffensive pour qu’on puisse le supprimer sans effort et sans regret. La situation d’ailleurs se prolonge dans sa complexité. Le ministère vit toujours de la tolérance de la droite et des menaces de l’extrême-gauche, ce qui explique pourquoi il ne peut rien faire ni résister à rien. Gambetta était l’épilepsie : Freycinet5 est le <mot illisible> qui suit l’acier. Mais c’est toujours le même mal. Enfin l’évêque d’Autun6 a écrit sa lettre et le voilà candidat son élection au fauteuil de Barbier7 ne paraît pas faire de difficultés mais attendrez-vous jusque-là pour venir nous voir ?

Mille tendres souvenirs. A quand vos discours ? Est-il vrai que des fragments de Mémoires y sont joints.

Albert

1Médecin de la duchesse de Berry.

2Voir notre infra.

3Marie Caroline Ferdinande Louise de Bourbon, princesse des Deux-Siciles (1798-1870), plus connue sous le titre de duchesse de Berry. Epouse du duc de Berry, le second fils de Charles X, roi de France, assassiné en 1820, elle est la mère du comte de Chambord. C’est en son nom qu’elle tentera en vain de prendre le pouvoir en France en 1832, en qualité de régente. Elle sera à l’origine des dernières insurrections royalistes dans l’Ouest en mai et juin 1832.

Arrêtée, elle sera incarcérée dans la forteresse de Blaye, en Gironde.

4Étienne-Denis, baron puis duc de Pasquier, dit le chancelier Pasquier (1767-1862), homme politique. Préfet de police sous la Restauration, Garde des sceaux, puis ministre des affaires étrangères sous la Restauration, il présida la chambre des pairs sous la monarchie de Juillet. Il était membre de l'Académie française depuis 1842.

5Freycinet Charles Louis de Saulces de (1828-1923), ingénieur et homme politique. Polytechnicien, il devint chef de l'exploitation de la Compagnie des chemins de fer du Midi. Collaborateur de Gambetta dans le gouvernement de la Défense nationale en 1870-1871, il entra au Sénat en 1876 où il siégea avec la gauche républicaine. Le 14 décembre 1877, il entra dans le ministère Dufaure-Waddington où il occupa le portefeuille des Travaux publics. Président du conseil du 28 septembre 1879 au 19 septembre 1880, il occupe une seconde fois ce poste le 30 janvier 1882.

6Mgr Perraud Adolphe Louis Albert (1828-1906), prélat. Prêtre de l'Oratoire de France en 1855, professeur d'histoire de l’Église à la Sorbonne en 1865, il fut nommé évêque d'Autun en 1874, puis cardinal en 1893.Normalien de la promotion About, Sarcey, Taine, Weiss, il fut l'auteur de plusieurs ouvrages religieux, l'Histoire de l'Oratoire en France au XVIIIe et au XIXesiècle, de plusieurs études sur le cardinal de Richelieu, le Père Gratry, d'oraisons funèbres et de panégyriques. Il fut élu à l'Académie le 8 juin 1882 en remplacement d'Auguste Barbier qui avait exprimé, avant de mourir, le désir de l'avoir pour successeur, et reçu le 19 avril 1883 par Camille Rousset. Lorsque S. E. le cardinal Perraud arriva au conclave de 1903 qui suivit la mort du pape Léon XIII, le cardinal camerlingue le complimenta et le félicita d'appartenir à l'Académie française.

7Barbier, Auguste Henri (1805-1882), poète et littérateur. Il avait été élu le 29 avril 1869 à l'Académie française au siège d'Adolphe-Joseph Empis en dépit de son hostilité déclarée à l'Empire.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «19 mars 1882», correspondance-falloux [En ligne], Troisième République, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES, 1882,mis à jour le : 01/02/2021