CECI n'est pas EXECUTE 20 novembre 1881

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20 novembre 1881

Albert de Broglie à Alfred de Falloux

Paris le 20 novembre 1881

Cher ami, Decazes1 ne m’a plus écrit depuis son départ de Paris. Je lui écris, moi-même, ce matin pour lui demander ce qu’il a fait. Peut-être est-il rentré là-bas dans la société de plusieurs de ses amis, entre autres, des cousins qui étaient très opposés à toute démarche. Je vous ferai savoir ce qu’il me répondra. L’histoire de l’évêque2 est assez compliquée. Il avait écrit pour la séance de jeudi dernier une lettre de candidature3 en laissant à Camille Doucet4 la liberté et la responsabilité de la garder ou de la produire. Il demandait en même temps plusieurs enseignements, entre autres le nom du directeur qui serait chargé de le recevoir, craignant que ce ne fut Renan5, et décidé à ne pas entrer sous de pareils auspices.

Camille Doucet est venu me trouver me demandant ce qu’il devait faire : il était particulièrement inquiet de l’attitude que prendrait l’académie, en proposant un évêque le lendemain de la nomination de Paul Bert6. Vous jugez bien que ce n’est pas là ce qui m’arrêtait. Mais un motif bien plus sérieux d’hésiter, c’est que c’est effectivement Renan qui est le directeur de droit chargé de la réception. Quelques-uns de nos amis se flattent que Renan ayant trois discours à faire se déchargera de celui-la sans trop de peine. Mais outre qu’il a déjà passé à son chancelier (Maxime du Camp7!), l’éloge de Duvergier de Hauranne8, je le crois très capable de tenir beaucoup à enguirlander un évêque d’une couronne de fleurs empoisonnées. C’est un genre de matière pateline dans lequel il excelle. Je n’ai pas cru qu’on pût, surtout sans prévenir l’évêque (qui est à Rome), braver une pareille chance et comme nous avions encore deux jeudis devant nous, j’ai engagé Doucet à lui écrire très exactement l’état des choses. Un de ses amis que je ne connais pas a dû le faire également, et Camille Doucet ayant une occasion naturelle de voir Renan a dû tacher de tirer de lui, sans affectation, ce qu’il ferait le cas échéant. Mais le difficile est qu’on ne peut faire dépendre ouvertement le choix d’un évêque du bon plaisir de l’auteur de La vie de Jésus (qui se vanterait de lui avoir ouvert la porte) et que si on ne l’interroge pas directement, il est bien assez fin pour garder une réserve énigmatique – nous sommes ici en présence de plusieurs dangers, dont le moindre ne serait pas qu’au dernier ainsi, comme l’évêque d’Orléans9, à la porte entrebâillée de l’institut. À aucun prix il faut que la moment l’évêque élu ne voulut ou ne pût pas s’accommoder du directeur en fonction, et se trouva production d’un prélat devienne une seconde fois un embarras pour l’académie. Je vous ferai savoir jeudi où nous en serons.

Milles remerciements de votre appréciation bienveillante de mon travail. S’il amuse un peu mes lecteurs, ce n’est que justice parce que je ne leur fais certainement pas partager la moitié du plaisir que j’y prends moi-même en le composant. Je ne puis vous dire la tranquillité d’esprit que me cause la certitude de ne pas m’ennuyer à ce jour, quand les affaires publiques me quitteront. Mais chut ! J’aurais l’air de parler de mes chères études.

Je ne vous dis rien de l’entrée de Gambetta, parce que je ne sais où elle le mène. Jamais il y en eut de pareilles : il a trouvé manière de blesser tout le monde, et pour le moment il n’y a que les ministres qui soient ministériels, et d’autres journaux qui les défendent que ceux qu’ils rédigent eux-mêmes. Mais où cela va-t-il ? Quand on ne peut ni rester dans la chambre ni sortir par la porte, il est toujours à craindre qu’on ne saute par la fenêtre, et il y en a toujours une qui ouvre sur l’Allemagne. Milles amitiés à Rességuier.

 

 

1Decazes et de Glücksberg, Louis duc (1819-1886), homme politique français. Élu député orléaniste de la Gironde (1871), il fut l'un des chefs du centre droit à l'Assemblée nationale. Il contribua à la chute de Thiers (1873). Devenu ministre des Affaires étrangères (1873-1877), il dénoua la crise franco-allemande de 1875.

2Il s’agit de Mgr Perraud Adolphe Louis Albert (1828-1906), prélat. Prêtre de l'Oratoire de France en 1855, professeur d'histoire de l’Église à la Sorbonne en 1865, il fut nommé évêque d'Autun en 1874, puis cardinal en 1893.Normalien de la promotion About, Sarcey, Taine, Weiss, il fut l'auteur de plusieurs ouvrages religieux, l'Histoire de l'Oratoire en France au XVIIIe et au XIXesiècle, de plusieurs études sur le cardinal de Richelieu, le Père Gratry, d'oraisons funèbres et de panégyriques. Il fut élu à l'Académie le 8 juin 1882 en remplacement d'Auguste Barbier qui avait exprimé, avant de mourir, le désir de l'avoir pour successeur, et reçu le 19 avril 1883 par Camille Rousset. Lorsque S. E. le cardinal Perraud arriva au conclave de 1903 qui suivit la mort du pape Léon XIII, le cardinal camerlingue le complimenta et le félicita d'appartenir à l'Académie française.

3Mgr Perraud est alors candidat à l’Académie française.

4Doucet, Camille (1812-1895), directeur général de l’administration des théâtres, élu à l’Académie française le 7 avril 1865, il sera nommé secrétaire perpétuel en 1876.

5Renan Ernest Joseph (1823-1892), écrivain et philosophe. Se destinant à la prêtrise, il fis ses premières études à l’école ecclésiastique de Tréguier (1832-1838). Il vint ensuite achever ses humanités à Paris, à Saint-Nicolas du Chardonnet dirigé alors par l’abbé Dupanloup. Entré au grand séminaire de Saint-Sulpice, il le quittera néanmoins deux ans plus tard. Agrégé de philosophie en 1848, il fut élu au Collège de France en 1862 avec le soutien des bonapartistes libéraux. L’année suivante, il publia sa Vie de Jésus dans laquelle il replaçait le Christ dans son milieu historique. L’ouvrage souleva de vives critiques parmi les catholiques qui obtinrent sa mise à l'Index. Mgr Dupanloup, son ancien professeur organisa même une cérémonie d'expiation collective à Notre-Dame. Un an plus tard, Renan fut contraint, sous la pression du gouvernement, de quitter sa chaire du Collège de France. Il entra à l’Académie française en 1878 et devint administrateur du Collège de France en 1883.

6Bert Paul (1833-1886), physiologiste et homme politique. Député radical en 1872, libre penseur très anticlérical, il devient ministre de l'Instruction publique et des Cultes de novembre 1881 à février 1882. Prenant ses distances avec les radicaux, il soutint la politique de Ferry, devenant un farouche partisan de la politique d'expansion coloniale. Le 31 janvier 1886, il fut envoyé au Tonkin comme résident général. Emporté par le choléra, il y mourut quelques mois plus tard (11 novembre 1886).

7Du Camp, Maxime (1822-1894), journaliste et écrivain. Un des fondateurs de la Revue de Paris, proche de G. Flaubert, il fut l'auteur de plusieurs ouvrages dont Paris, ses organes, ses fonctions, sa vie (6 vol.). Il avait été élu à l'Académie française le 26 février 1880, au fauteuil de Taillandier, fauteuil convoité par Ch. de Mazade.

8Prosper-Léon Duvergier de Hauranne, (1798-1881), membre du groupe des « Doctrinaires », il collabora au Globe et à la Revue française. Député du Cher de 1831 à 1848, il participa à la campagne des banquets contribuant à la Révolution de Février. Il fut élu à la Constituante et à la Législative, il siégea à droite et combattit la politique de l’Église. Emprisonné après le coup d’État puis libéré, il partit peu après en exil. Rentré en France en août 1852, il se consacra à la rédaction d’une importante Histoire du gouvernement parlementaire en France en 10 volumes et entra à l’Académie française. Après la chute de l’Empire, il avait été un partisan actif de Thiers.

9Mgr Dupanloup.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «20 novembre 1881», correspondance-falloux [En ligne], Troisième République, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES, 1881,mis à jour le : 16/06/2021