CECI n'est pas EXECUTE 16 octobre 1881

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16 octobre 1881

Albert de Broglie à Alfred de Falloux

16 octobre 1881

 

Très cher ami, votre lettre me désole : elle arrive au moment où je venais d’en faire une partie pour vous demander d’organiser notre réunion à Rochecotte. Au lieu de ce moment de répit que je me flattais d’apporter à vos chagrins je vous vois livré à de nouvelles épreuves. Que Dieu vous soutienne comme il vous éprouve !

Aucun désengagement ne me coûterait pour aller vous voir, si je me flattais de vous apporter le moindre soulagement. Mais je connais trop les réalités les plus tristes de la vie, pour ne pas savoir qu’il y a des moments cruels où l’amitié sans être jamais importune est absolument impuissante, et des devoirs à remplir auxquels elle ne peut s’associer. Je ne voudrais pas tomber à l’improviste chez vous dans un de ces moments et vous mettre dans la nécessité de penser à autre chose qu’à ce qui remplirait votre âme et votre esprit.

Voici donc ce que je vous propose. Je serai à Chaumont1 jeudi soir 20 jusqu’au 28 au matin. Dans ces huit jours j’avais toujours pensé disposer d’environ 48 heures pour notre rendez-vous, bien des choses, les chasses, les courses et d’autres divertissements que j’approuve fort mon fils de donner à ses voisins, mais que je ne me crois pas obligé de partager me laissent cette liberté. Si donc à partir de samedi ou dimanche vous croyez avoir devant vous vint quatre heures de tranquillité, envoyez-moi une dépêche, et je me mettrai en route. Je ne sais pas bien, comment il faut s’y prendre pour aller de Chaumont à Segré mais comme c’est un chemin que Madame de Tredern2 fait constamment pour aller voir sa sœur et réciproquement, on me l’indiquera bien, sans vous donner la peine de me réécrire.

J’avais déjà entendu parler de la pensée de renouveler la vieille tradition académique, en rouvrant les portes à un évêque3. J’y suis, comme vous le pensez tout disposé. Mais comme pour la nomination de Rousse4, pour que l’idée aboutisse, il ne faut pas, ce me semble qu’elle vienne ni de vous ni de moi : il faut même lui laisser faire quelque temps son chemin sans nous en mêler.

On m’a dit également que vous étiez opposé à la candidature de Pasteur5, pour la succession de Littré6. Je vous avoue que je le regretterais. Sans doute ce choix n’est pas proprement littéraire : mais celui de Claude Bernard7 ne l’était pas davantage, et nous en avons souvent senti le prix dans la discussion du Dictionnaire. C’est aussi une tradition académique que la fraternité des sciences et des lettres. M. Pasteur joint à sa grande réputation maintenant incontestée, le mérite, très rare pour un savant dans ce temps, d’être fraîchement spiritualiste. Sa polémique victorieuse contre les générations spontanées l’a rangé tout à fait du bon côté. Si nous ne nous hâtons pas de remplir la place toujours réservée aux savants dans l’académie, je vois d’ici qu’on ne tardera pas à nous demander pour M. Berthelot8, l’ami inséparable de Renan9, ou pour M. Bertrand10, aimable garçon dont tous les partis font tout ce qu’ils veulent. On n’attend pour nous les imposer que la mort de M. Dumas11, qu’on sait dévoué à M. Pasteur, mais qui a plus de quatre vingt ans ans. Je crois en outre que faire faire l’éloge de Littré par un savant non matérialiste est une occasion qu’il ne faut pas manquer.

Mais amitiés: à bientôt, je l’espère encore surtout parce que vous auriez une occasion de respirer.

A.

Je vais à Paris demain.

1Chaumont-sur-Loire (Loir-et-Cher). La princesse de Broglie y possède le château de Chaumont.

2Félicité Adamine de Trédern (1810-1896).

3Mgr Perraud Adolphe Louis Albert (1828-1906), prélat. Prêtre de l'Oratoire de France en 1855, professeur d'histoire de l’Église à la Sorbonne en 1865, il fut nommé évêque d'Autun en 1874, puis cardinal en 1893.Normalien de la promotion About, Sarcey, Taine, Weiss, il fut l'auteur de plusieurs ouvrages religieux, l'Histoire de l'Oratoire en France au XVIIIe et au XIXesiècle, de plusieurs études sur le cardinal de Richelieu, le Père Gratry, d'oraisons funèbres et de panégyriques. Il fut élu à l'Académie le 8 juin 1882 en remplacement d'Auguste Barbier qui avait exprimé, avant de mourir, le désir de l'avoir pour successeur, et reçu le 19 avril 1883 par Camille Rousset. Lorsque S. E. le cardinal Perraud arriva au conclave de 1903 qui suivit la mort du pape Léon XIII, le cardinal camerlingue le complimenta et le félicita d'appartenir à l'Académie française.

4Rousse, Edmond (1817-1906), avocat et homme de lettres, il fut secrétaire de Chaix-d'Est-Ange dont il avait publié, en 1869, les Plaidoyers et Discours en deux volumes. Élu à l'Académie le 13 mai 1880 en remplacement de Jules Favre, il fut reçu par le duc d'Aumale le 7 avril 1881.

5Membre de l'Académie des Sciences depuis 1862, Louis Pasteur se portait candidat à l'Académie française. Il avait écrit à Falloux à ce sujet (voir sa lettre). Il y sera élu en 1882.

6Émile Maximilien Paul Littré (1801-1881), lexicographe, philosophe et homme politique. Célèbre pour son Dictionnaire de la langue française, sa candidature en 1963 fut âprement combattue par Mgr Dupanloup qui lui reprochait son athéisme. Il sera néanmoins élu le 30 décembre 1871, ce qui avait amené Mgr Dupanloup à donner sa démission en signe de protestation.

7Bernard, Claude (1813-1878), médecin et physiologiste. Fondateur de la médecine expérimentale, on lui doit la découverte capitale de la fonction glycogénique du foie. Membre de plusieurs académies, et notamment de l’Académie française (élu le 7 mai 1868).

8Berthelot, Marcellin (1827 – 1907 ), chimiste, physico-chimiste, biologiste, épistémologue et homme politique français.

9Renan Ernest Joseph (1823-1892), écrivain et philosophe. Se destinant à la prêtrise, il fis ses premières études à l’école ecclésiastique de Tréguier (1832-1838). Il vint ensuite achever ses humanités à Paris, à Saint-Nicolas du Chardonnet dirigé alors par l’abbé Dupanloup. Entré au grand séminaire de Saint-Sulpice, il le quittera néanmoins deux ans plus tard. Agrégé de philosophie en 1848, il fut élu au Collège de France en 1862 avec le soutien des bonapartistes libéraux. L’année suivante, il publia sa Vie de Jésus dans laquelle il replaçait le Christ dans son milieu historique. L’ouvrage souleva de vives critiques parmi les catholiques qui obtinrent sa mise à l'Index. Mgr Dupanloup, son ancien professeur organisa même une cérémonie d'expiation collective à Notre-Dame. Un an plus tard, Renan fut contraint, sous la pression du gouvernement, de quitter sa chaire du Collège de France. Il entra à l’Académie française en 1878 et devint administrateur du Collège de France en 1883.

10Bertrand, Joseph (1822-1900), mathématicien, Elu, à l’Académie française le 4 décembre 1884. Il sera reçu par Louis Pasteur.

11Dumas, Jean-Baptiste (1800-1884), chimiste et homme politique. Membre de l’Académie des Sciences (1832) et de l’Académie de Médecine (1843), il est l’auteur de plusieurs ouvrages scientifiques. Député en 1849, il fut ministre de l'Agriculture et du Commerce en 1850-1851, et sénateur sous l’Empire. Il avait été à l'Académie française le 16 décembre 1875 en remplacement de François Guizot et reçu le 1er juin 1876 par Saint-René Taillandier.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «16 octobre 1881», correspondance-falloux [En ligne], Troisième République, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES, 1881,mis à jour le : 03/02/2021