CECI n'est pas EXECUTE 26 septembre 1868

Année 1868 |

26 septembre 1868

Rodolphe Apponyi à Alfred de Falloux

Lengyel1, 26 septembre 1868

Mon bien cher ami, je mène depuis quelques temps une vie si nomade que je n’ai pas trouvé un moment de loisirs pour répondre à votre bonne affectueuse lettres qui m’a été envoyé de Londres. Je ne vous dirai pas la joie qu’elle m’a causée ni combien j’ai été touché de voir que ni les années, ni la séparation, ni le silence ne parvenait à refroidir votre amitié votre intérêt pour moi et tous ceux qui me tient de près. Soyez-en tendrement remercier, mon cher et fidèle ami, et croyez à une réciprocité qui, pour être souvent muette, n’en est pas moins chaude et sincère.

J’ai un long passé à récapituler. Je ne puis le faire qu’en courant, mais je commence par vous dire mon sentiment de profonde reconnaissance que la divine providence n’a pas cessée de nous combler de ses bénédictions. Annette2 se porte bien, mes chers enfants ne me donnent que des sujets de joie et de satisfaction, ma bonne mère vit encore et ne se porte pas trop mal. Annette a passé tout l’hiver dernier à Rome chez sa fille, qui est bien la femme la plus amplement heureuse que l’on puisse rêver et qui a bien raison de l’être, car elle a le plus charmant le plus épris et le plus excellent et pieux mari du monde et une famille qui la porte sur les mains. Nous sommes allés, Alexandre3 et moi passais six semaines avec eux tous, et vous devinez bien que ce premier voyage d’Italie n’a pas été perdu pour les goûts studieux et artistiques de mon cher jeune homme. Il s’est fait tout à fait hongrois, s’occupant un peu de politique et beaucoup de littérature et d’agronomie. Je lui ai confié la régie de mes terres et il s’en occupe avec zèle et intérêt. La routine et l’expérience viendront peu à peu. Il vous aime d’une tendre et respectueuse admiration et est très fier de l’intérêt que vous lui conservez. Il me disait encore il y a peu de jours, d’après son père, il ne connaissait personne qui lui inspirait une confiance plus complète que vous, et que s’il était dans l’embarras, c’est à vous qu’il s’adresserait de préférence à tout autre ami, pour l’aider et le conseiller.

Je suis en vacances depuis le 1er août. Une tumeur glandulaire à l’aine qui a nécessité trois opérations et m’avez assez affaibli, m’a imposé une cure fortifiante à Saint Moritz dans le Grison sources ferrugineuses et, air très vif, nature sauvage magnifique, je m’en suis parfaitement bien trouvé, d’autant plus que mon cher petit ménage romain est venu nous y rejoindre et continuer avec nous le voyage vers Vienne et Hongrie. Là nous avons manqué éprouver un grand malheur. Figurez-vous que ma sœur Marie, qui a 47 ans, est accouchée après 16 ans d’intervalle, d’un enfant de sept mois, pauvre et chétive petite créature qu’elle ne pourra pas conserver je crains mais qui l’a mise à deux doigts de la mort pendant deux jours. Dieu dans sa miséricorde a eu pitié de ma pauvre mère que cette douleur aurait infailliblement tué, et de mon beau-frère qui s’est conduit comme un ange. Marie étend hors de cause nous avons pu réaliser un projet dont je me faisais une immense fête, celui d’aller passer 15 jours à la campagne, chez moi, à nous cinq, le vieux couple, jeune ménage et Alexandre. Vous ne saurez pour faire mon cher de la vie idyllique paisible et charmant que nous menons ici, favorisée par un temps d’automne splendide dans un vaste et commode château, qui est le quartier général d’Alexandre et pour lequel nous nous amusons à faire toutes sortes de projets d’embellissement pour l’avenir.

Annette voit ce pays pour la première fois, et à ma grande joie, elle s’y plaît infiniment. La contrée est jolie et très boisée, nous faisons de belles promenades, et la gaieté et l’entrain de nos chers enfants, l’union et le calme de cette vie de famille fait que nous savourons ce petit séjour, trop court hélas, avec un contentement que j’ai rarement éprouvé dans ma vie. Dans 15 jours Hélène4 retourne en Italie avec son mari, Annette va passer quelques semaines à Venise chez une de ses sœurs et moi je passerai encore le mois d’octobre entre Vienne et ma mère, avant de retourner à Londres. Il a été question pour moi du poste de Rome, qui me conviendrait sous plus d’un rapport, mais cela ne s’est pas arrangé le moment, et vu les difficultés de la situation présente, je ne sais pas si je dois le regretter quoique j’avoue, qu’après 13 ans je commence en avoir un peu assez de Londres, et peut-être même du service en général. L’idée de la vie privée me sourit de plus en plus, et il ne faudrait pas vous étonner si vous appreniez un beau jour que j’ai quitté la carrière. L’avenir comme vous le dites, les gros de nuages et de catastrophes et je ne me sens plus la vigueur et l’énergie nécessaire pour traverser, dans la vie publique, de nouveaux orages. Décidément à mesure qu’on vieillit, la vie de famille acquière de plus en plus de charme, et on sent toujours davantage que le véritable bonheur n’est que là. Vous-même, bien cher ami, en faite depuis longtemps l’expérience, et je jouis avec vous des bonnes nouvelles que vous me donnez de Marie et de Loyde. Embrassez-les toutes de de ma part et de celle d’Annette, qui espère que vous aussi vous accepterez un gros baiser de sa part. Puisse le ciel pour combler de ses bénédictions et vous conservez-le de santé qui vous a laissé. C’est le vœu ardent d’un ami qui vous est profondément et tendrement attaché et qui pense à vous bien plus souvent que vous ne le supposez peut-être.

Rodolphe

1Le château de Lengyel dans le comté de Tolna, en Hongrie, est la propriété de la famille Apponyi.

2Annette Apponyi, née de Benkendorff (1818-1900), son épouse.

3Alexander Apponyi von Nagy-Appony (1844-1925).

4Hélène Apponyi, leur fille (1848-1914).


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «26 septembre 1868», correspondance-falloux [En ligne], Second Empire, Année 1852-1870, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES, Année 1868,mis à jour le : 19/02/2021