CECI n'est pas EXECUTE 20 juillet 1860

Année 1860 |

20 juillet 1860

Gustave de Beaumont à Alfred de Falloux

Beaumont la Charte, prés la Chartre sur Loir (Sarthe), 20 juillet 1860

Merci, mon cher ami, de votre bonne lettre du 10, et de celle de Madame de la Ferté1. Je suivrai vos instructions. J’attendrai d’abord, et si je crois qu’on m’oublie, je m’autoriserai de vos bons avis pour agir auprès du duc d’Ayen, lui rappeler l’engagement de Madame la Ferté. Je ne le connais pas personnellement, mais je le sais un excellent jeune homme et bien capable de s’associer au sentiment qui m’anime et que vous comprenez si bien. J’espère, mon cher ami, que vous trouvez dans le bon air que l’on respire et dans les montagnes qui vous cachent l’horizon, quelque soulagement à vos maux et quelque adoucissement à vos peines. Il faudrait ne rien voir, pour avoir l’âme un jour tranquille ou du moins ne voir que les Alpes, dont le grand spectacle repose la pensée en excitant l’admiration : arrêtez là vos regards, si vous pouvez, la première condition de la santé du corps, c’est que le cœur et l’esprit ne le consument pas. C’est cette condition première qui a toujours manqué à notre pauvre ami Tocqueville, ainsi dévoré par son activité morale et intellectuelle. Vous êtes, mon cher ami, je puis vous le dire sans vous offenser, de la même famille. Malheureusement, les conseils en pareil cas sont bien vains et bien stériles. Tocqueville auquel j’étais si bien autorisé à les adresser n’en a jamais tenu compte, et pourtant sa destinée est un grand avertissement. C’est l’esprit et le cœur qui ont tué le corps.

Rassurez-vous, mon cher ami, il est bien vrai que Tocqueville a laissé un Volume de souvenirs relatifs à 1848 et à 1849 ; et je sais qu’il n’a rien écrit de plus remarquable. Mais ce volume, dans lequel il expose en effet les principaux actes de son ministère, et/ou par conséquent se trouve l’appréciation des affaires de Rome, ne paraîtra point quant à présent.sa volonté sur ce point est expresse ; et ne le fut-elle pas, toutes les convenances rendraient impossible une publication qui touche un grand nombre de personnes vivantes, et se rapportent à des faits tous contemporains. Ce volume de souvenirs est dans une enveloppe cachetée, qui ne devra être rompue que plus tard, et à une époque laissée à l’arbitrage de celui auquel il a remis ce précieux dépôt. Sa volonté sera scrupuleusement respectée. S’il devait être dans ma destinée de voir un jour cette publication s’accomplir et d’en être moi-même l’exécuteur, j’attacherais certes un grand prix à joindre au texte de Tocqueville, toutes les notes qui viendraient de vous; et si dans cette prévision vous m’adressiez jamais ces notes, je les joindrai scrupuleusement au manuscrit, au sort duquel elles se trouveraient associées. Mais je vous parle là d’une éventualité peut-être encore bien éloignée ; et peut-être aussi d’ici là, ferez-vous paraître de vous-même le recueil si précieux de vos propres souvenirs.

Je suis si pénétré de la difficulté ou plutôt de l’impossibilité de rien publier de ce qui touche à des questions où la passion du moins et la personne sont encore vivantes, que non seulement sur cette affaire de Rome, mais même sur toute la vie politique de Tocqueville depuis 1839 jusqu’à 1852 (c’est dire depuis le jour où il est entré dans la politique jusqu’au 2 décembre) je ne fais pas, dans ma notice, une seule réflexion sur ses actes, et ne dit pas un mot sur les partis politiques, qui à cette époque ont divisé des hommes qu’un sentiment commun rapproche aujourd’hui. Monsieur Guizot publie de prétendus mémoires, où il adopte une voie toute opposée ; dans ces mémoires qui sont plutôt des pièces justificatives ou mémoires à consulter dans le procès et où il repousse le thème de son parti contre les autres partis sans omettre un mot de l’affaire de Pritchard2 et en outre que cela est très ennuyeux, cela me paraît une mauvaise action en ce moment…..je vous dis cela, du reste, entre nous ; car je ne voudrais pas bien faire ou dire qui le disposât mal envers nous, c’est lui qui répondra au Père Lacordaire, successeur de Tocqueville ; jusque-là je dirais partout à haute voix, en dépit de ma confidence intime, que Monsieur Guizot est un grand homme, et un grand caractère aussi grand par le cœur que par l’intelligence etc. sauf à reprendre plus tard l’examen impartial de cette question.

Nous avons ici depuis une quinzaine de jours votre bon confrère Ampère, dont la société nous est infiniment agréable. Il travaille à une nouvelle édition de son histoire romaine vue à travers les ruines ; le soir il n’oublie des fragments de son Alexandre (une poésie dans le genre de son César, à mon avis bien supérieur à son César comme forme et comme fond), et le reste du temps se passe en bonnes causeries dans lesquelles votre souvenir s’est plus d’une fois présenté à nous pour y remontrer un profond sentiment d’affectueuse sympathie.

Adieu, mon cher ami et encore une fois prenez bien soin de vous et tâchez de retourner un peu fortifié auprès de Madame de Falloux, pour laquelle nous faisons aussi des vœux bien sincères. Mille amitiés de cœur.

G. de Beaumont

1Adélaïde Christine Clotilde (1810-1872), mariée en 1829 à Mabire Antoine Fernand, marquis de La Ferté Meung. Elle était la fille du comte Molé.

2Pritchard, George (1796-1883), missionnaire protestant britannique. Installé dans le royaume de Tahiti, il en fut le conseiller de la souveraine. Sa politique fut à l'origine de tensions importantes entre le Royaume-Uni et la France à propos de Tahiti. Guizot alors ministre des Affaires étrangères sera accusé par l’opposition de faiblesse voir de complaisance à l’égard du gouvernement britannique.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «20 juillet 1860», correspondance-falloux [En ligne], Second Empire, Année 1852-1870, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES, Année 1860,mis à jour le : 27/02/2021