CECI n'est pas EXECUTE 1861

Année 1861 |

1861

Gustave de Beaumont à Alfred de Falloux

Beaumont la Charte, prés la Chartre sur Loir (Sarthe), [1861]

Mon cher ami,

Je vous remercie beaucoup de la bonne nouvelle que vous m’annoncez Le premier des prix accordés à la bonne et digne vieille femme, dont l’acte de vertu serait même ici-bas, sa récompense. Je passe tout de suite à l’autre objet dont vous m’entretenez, et qui en somme nous intéresse encore plus vivement l’un et l’autre. Ne craignez rien, mon cher ami, de la publication que je pourrais faire de la correspondance d’Alexis de Tocqueville avec Madame Swetchine1, et dont je vous dois la communication. Ce n’est pas seulement pour vous que je mettrai le plus grand soin à ne rien publier qui puisse affliger la personne dont vous me parlez ; mais cette réserve me sera commandée non moins rigoureusement par le souvenir même de Tocqueville, qui, malgré le jugement un peu sévère, porté d’ailleurs dans l’intimité, avait un fond d’affection véritable et d’estime pour le mari et la femme, et en tout cas eût été désolé de les infliger, l’un ou l’autre. Je manquerais donc absolument au respect dû à sa mémoire si je refusais rien qui ne pût avoir cette conséquence, et j’ai personnellement les mêmes motifs de discrétion puisque je suis moi-même en très bons rapports avec la personne dont il s’agit et ne voudrait pour rien au monde, rien dire ou faire qui pût la blesser. Du reste, depuis que je passe ma vie au milieu de correspondances à publier, et dans lesquelles Il faut faire un choix, je suis aussi pénétré que vous pouvez l’être vous-même, après avoir fait le même métier pendant l’année, de tous ceux qui demandent de soi, de réserves, et tout à la fois de résolution et de retenue, ce travail de choix et d’exclusion. Il n’y a guère de lettres, si parfaite qu’elle soit dans son ensemble dont il ne faille supprimer quelque chose, soit à cause de l’auteur, soit à cause du public, soit à cause d’un tiers et du reste je puis vous dire sans compliment qu’en ce genre je n’ai rien vu de si parfait que votre manière d’agir, au moins pour ce qui concerne la correspondance de Tocqueville, publiée par vous ; je n’aurais certes rien de mieux à faire que de tâcher de vous imiter ; vous conservez tout ce qui est d’un intérêt général ; et éliminer tout ce qui est secondaire, ou qui peut soulever des objections. Peut-être ayant à faire connaître plus à fond l’homme je veux peindre et cette peinture étant davantage mon but, pourrais-je laisser dans ses lettres quelques détails supprimés par vous ; et encore je ne suis pas sûr d’avoir intérêt à le faire en somme vous avez pris tout ce qui avait une vraie valeur, sauf ce qui vous a, non sans raison, paru formidable à publier ; je veux parler de la lettre qui décrit l’état de l’âme troublée par le deuil. Je ne sais pas encore ce que j’en ferai. J’aurais besoin pour prendre à partie, d’en conférer, si cela est possible avec Madame de Tocqueville2, je dis si cela est possible, parce que la pauvre femme est dans un état de santé si déplorable, que je ne sais si elle pourra m’entendre un instant sur ce point ; j’avoue que je crains beaucoup pour sa vie ; elle a reçu un coup dont elle ne peut se relever. Ceci ne l’empêche pas de prendre part à ce qui se fait et de s’y associer, sinon par des actes, au moins, de pensée et de cœur. Elle a compris comme moi le bonheur qu’a fait tomber dans des mains telles que les votes, cette correspondance de son mari, qui livrée par vous à la publicité, n’a pu qu’honorer sa mémoire, tandis qu’une publication indiscrète et faite sans réserve et sans goût aurait pu faire naître les plus pénibles impressions. C’est quelque chose de très solennel que la publication de correspondances posthumes. À côté du droit du possesseur de la lettre il y a certainement celui de la famille du mort. La famille ne peut évidemment rien publier sans la permission de celui qui est détenteur de la lettre et a la possession ; et le processeur ne peut de son côté disposer sans réserve d’une lettre qui a été écrite quelque fois confidentiellement, quelquefois compromettantes pour la mémoire de celui qui n’est plus, sans l’autorisation de ceux qui ont par leur position le mandat de veiller à ce que cette mémoire soit respectée. J’ai dans ce moment-ci une petite querelle avec une personne qui a entre les mains des lettres d’Alexis de Tocqueville, et qui prétend les publier sans même donner à la famille connaissance préalable de leur contenu : je nie ce droit ; je prétends que la famille d’Al. de T. a un droit de censure préalable sur cette publication et elle seule peut juger si il n’y a rien dans ce que l’auteur publiera qui soit de nature à nuire à son caractère, ou à affliger sa mémoire. Je suis sûr que j’ai pour moi le droit autant que la raison et je ne céderai pas. Du reste je n’ai rencontré absolument que cette seule difficulté et j’ai recueilli sans la moindre objection, une quantité considérable de lettres d’Alexis de T., dont plusieurs sont d’un simple intérêt. On est bien heureux, mon cher ami, quand on a affaire à des gens tels que vous et avec lesquels on a pas besoin de discuter et traiter les questions de droit. Vous avez si bien, dans la correspondance d’Alexis avec Madame Swetchine fait le triage du bon du mauvais, que toute mon ambition serait de vous imiter pour le reste de mon travail. J’oubliais de vous parler de la partie la plus importante de votre lettre, celle du moins qui a pour vous le plus d’intérêt ; je suis convaincu, comme vous que cette lettre qui manque, la réponse de Madame Swetchine à l’âme qui doute, doit se trouver dans le carton d’Alexis de Tocqueville ; il est impossible qu’il n’ait pas gardé cette lettre, qui évidemment a été écrite puisqu’il y a eu un accusé de réception. Mais comment la retrouver ? Je n’aperçois pas la possibilité de demander une nouvelle perquisition à la pauvre Madame de Tocqueville, au moins en ce moment. Savez-vous comment j’ai eu le peu que je vous ai envoyé ? Il faut que je vous le dise : car avec vous je ne crains aucune indiscrétion. Eh bien ! mon cher ami, profitant de la confiance bien rare et bien touchante que me témoignait Madame de Tocqueville, j’ai fouillé dans un carton, et j’ai eu le bonheur de mettre la main sur ces lettres, que j’ai pris à votre attention ; j’ai fait ce coup pendant un séjour de quelques jours que j’ai fait à Tocqueville, peu de temps avant le moment où je vous ai envoyé ses lettres. Je vous avoue que tel est l’état de Madame Tocqueville que je ne crois pas qu’elle ait pu jamais faire cette recherche elle-même ; et à moins que quelques circonstances nouvelles que je ne pouvais pas, me forçât d’aller à Tocqueville, et me permit d’y renouveler mon exploration, je ne vois pas la chance de rien retrouver en tout cas cette chance serait bien éloignée ; car Madame de Tocqueville quitte Tocqueville en ce moment pour aller soigner une pauvre tante plus que octogénaire qui du reste quelque vielle qu’elle soit a moins besoin de soins que sa nièce.

Tout ce que je puis vous dire, mon cher ami, c’est que si cette lettre me tombe jamais sous la main je m’empresserai de vous l’adresser, en laissant à votre bon goût et à votre contact si bien éprouvé le soin d’y faire, selon votre appréciation les suppressions que vous jugeriez nécessaires.

Je vous demande pardon de ce barbouillage. J’étais si pressé ce matin que je n’ai pas eu le temps d’être court. Mille amitiés de cœur.

G. de Beaumont

 

 

P.S. ma notice sur Tocqueville est finie : elle aura moins de 150 pages

1Falloux qui préparait un livre sur Mme Swetchine était alors en relation épistolaire avec G. de Beaumont le chargeant de convaincre la veuve d'A. de Tocqueville de lui remettre les lettres échangées entre Mme Swetchine et le célèbre historien qui lui était, comme Falloux, très lié.

2Marie de Tocqueville, née Mottley (1799-1864), d’origine anglaise, veuve d’Alexis de Tocqueville.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «1861», correspondance-falloux [En ligne], Second Empire, Année 1852-1870, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES, Année 1861,mis à jour le : 03/03/2021