CECI n'est pas EXECUTE 19 février 1886

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19 février 1886

Joseph de Bennetot à

19 février 1886

Mon cher ami, sachant votre immense douleur et devinant tout ce qui pèse sur vous, je n’ai point été surpris du retard de votre réponse ; j’ai été, au contraire, très sincèrement touché que vous ayez si promptement et si longuement songé à moi au milieu de vos larmes et de vos affaires. Les détails intimes que vous me donnez sur les derniers moments de M. de Falloux ont tristement intéressé mon cœur. Dieu lui a fait la grâce d’une mort relativement douce et telle que la peut souhaiter celui qui est toujours préparé à ce redoutable passage. Il me semble que vous et nous aurions souffert davantage encore si cette grande et belle intelligence avait eu à supporter une pénible et longue lutte contre quelque mal cruel. Pour un tel chrétien, si atteint, si meurtri par tant de coups répétés, la mort a été une délivrance. Que de fois ne l’avais-je pas entendu parler d’elle avec la simplicité la plus résignée ! Si quelques regrets ont attristé son cœur, pendant sa rapide agonie, ils n’ont été que pour vous et les vôtres, devenue sa famille, ou pour l’Église et la France qu’il aimait tant, pour lesquels il eu voulu combattre encore, et qui on tant perdu en le perdant ! Je sais gré à votre évêque1 de l’avoir compris (ou, mais ici pour vous seul, d’avoir agi comme s’il le comprenait) si notre foi, si notre pays doivent traverser de nouvelles et décisives épreuves, nous sentirons combien nous manque celui qui fut, au ministère comme dans la retraite, un chef si incomparable, et qui réunissait à un degré si rare ces deux qualités : la prudence et la décision. Un récent article de Pontmartin, bien injuste pour Berryer, a rendu, du moins, à Monsieur de Falloux un bien juste hommage : la postérité le ratifiera, j’en suis sûr en y ajoutant beaucoup.

Je vous ai dit, j’ai écrit au secrétaire qui m’avait écrit en votre nom, mon immense regret de n’avoir pas assisté aux obsèques. Je garde l’espérance d’aller du moins avant longtemps faire un pèlerinage ému à ce tombeau où repose mon maître vénéré. Il ne pouvait, cher ami, laisser ses papiers en de plus dignes mains que les vôtres. Vous y trouverez, je le sais, en effet, aussi bien que personne, les plus précieux documents. Je m’en rapporte à vous pour les mettre en œuvre avec réserve sans doute, mais aussi, permettez-moi cette franchise, sans trop de coupures. Certes, et c’était là une maxime que Monsieur de Falloux répétait souvent, toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire et à imprimer, mais c’est souvent un devoir de dire bien haut la vérité! ce fut son grand mérite et son grand courage. Ces mémoires que j’ai, en grande partie écrite sous sa dictée, sont partout palpitantes de cette sincérité qui, sans oublier la charité ou les ménagements indispensables, allaient impitoyablement au but. Je pourrais presque réciter par cœur notamment la fin d’un certain chapitre où est apprécié le rôle de Pie IX, du cardinal Antonelli2 et de Veuillot et qui se termine par un coup de foudre. Ne publierez-vous pas cela ! Si vous croyez devoir publier un jour sa correspondance, je vous demande d’avance la permission de soumettre à vous et à M. de Rességuier quelques lettres que je garde bien précieusement, et où il me fit l’honneur de me dire, sur choses et gens, maints détails curieux. Si vous jugez à propos de leur faire dans ce recueil, une place dont elles sont bien dignes, vous m’aurez récompensé bien au-delà les quelques services que, durant quatre années, ma plume a pu leur rendre.

Avez-vous déjà quelques données sur le successeur possible ou probable à l’académie ! En l’absence de renseignements internes, je forme des vœux pour Monsieur d’Haussonville3, dont Monsieur de Falloux goûtait fort le talent et le caractère, et qui me semble tout préparé à comprendre et à louer dignement un tel prédécesseur. Je ne me consolerai pas de voir une telle mémoire tomber entre des mains quelconques, je souhaite bien que, à défaut de son neveu, le duc de Broglie ait pour partenaire…. Je ne trouve pas d’autres mots, et ce n’est pas ce bon …. un homme de grand talent et de grand cœur.

Je vous remercie de m’avoir réservé une des photographies dont vous parlez. Je la mettrai la place d’honneur dans mon cabinet de travail qui possède déjà le portrait de Monsieur de Falloux vivant et une gravure représentant le Bourg d’Iré. Veuillez m’expédier ce colis en gare de Beautiron.

Je ne m’excuse pas de vous écrire si longuement, mon cher ami. Monsieur de F. est un sujet sur lequel mon cœur, ma langue et ma plume sont également intarissables. Nul n’en sera moins surpris que vous, car nul n’a mieux et plus intimement connu cette intelligence et cette âme si pleine de graves séductions. Parmi vos voisins du craonnais, M. de La Perraudière4 est un de ceux qui les subirent le plus : il m’a écrit spontanément après la mort de Monsieur de F. une touchante lettre dont je le remercie ces jours-ci avec une gratitude très émue. Au revoir, cher ami comptez toujours sur mon plus affectueux dévouement.

Joseph de Bennetot5

Veuillez me rappeler au souvenir de voisin de la Douve et de Noyant, quand vous en aurez l’occasion.

2Antonelli Giacomo (1806-1876), administrateur ecclésiastique italien. Fait cardinal en 1847 par Pie IX, puis secrétaire d’état, il organisa la fuite du pape à Gaëte en 1848. Il était devenu tout-puissant dans les États Pontificaux. Secrétaire d'état depuis 1849, il servit Pie IX avec dévouement ; foncièrement hostile à toute réforme de tendance libérale, il porte en majeure partie la responsabilité de la politique immobiliste de l’État pontifical de 1849 à 1870 .

3Haussonville Paul-Gabriel Othenin de Cléron, comte d' (1843-1924), homme politique, avocat, essayiste et historien de la littérature. En 1871 à l'Assemblée nationale par la Seine-et-Marne, il ne fut pas réélu à la Chambre des Députés mais fut le bras droit de son oncle maternel, le duc de Broglie, lors de la crise du 16 mai 1877. Il sera élu à l'Académie le 26 janvier 1888, en remplacement d’Elme-Marie Caro, et reçu par Joseph Bertrand le 13 décembre 1888.

4Xavier de La Perraudière (1859-1934), homme de lettres, maire d’Astillé (Mayenne).

5Bennetot, Joseph Cotton de (1852-1917), il fut le dernier secrétaire de Falloux.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «19 février 1886», correspondance-falloux [En ligne], Troisième République, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES, 1886,mis à jour le : 03/03/2021