CECI n'est pas EXECUTE 28 mai 1868

Année 1868 |

28 mai 1868

Alfred de Falloux à Charles de Montalembert

28 mai 1868

Très cher ami,

Votre bonne lettre sauve l'essentiel pour moi, puisqu'elle rend justice au zèle qui me dévore pour votre propre gloire, et je ne songerai point à vous répliquer si je ne savais que vous allez avoir tout à l'heure sous les yeux l'épreuve de la seconde partie de votre travail ; du reste, vous êtes moins méchant que vous ne voulez en avoir l'air, ou moi moins <mot illisible> que ma lettre ne vous l'avait fait supposer, car votre rédaction définitive nous a mis presque d'accord ; les qualités éminentes de votre première pensée y sont restées dans toute leur splendeur, et vous avez supprimé la citation directe du Syllabus qui changeait à elle seule votre théorie générale en une sorte d’agression personnelle au pape lui-même et plutôt encore une taquinerie qu'une agression. J'étais bien convaincu qu'Albert de Broglie vous aurez présenté ses objections.

J'ai retrouvé avec fierté dans sa lettre que je vous renvoie non seulement la demande que je vous adressais, mais les termes mêmes dont je me suis servi avec ma belle-mère et ma femme qui me lisaient tour à tour votre épreuve avec la plus vive sympathie.

À la fin, dans la question directe de la séparation, j'aurais insisté sur une nuance de plus. Mais il est inutile d'en parler désormais et j'ai de vous tenir quitte du passé pour aborder l'avenir.

Soyez sûr, bien cher ami, Que personne ne connaît mieux que moi, n’aime et ne respecte davantage la puissante énergie et la sûre indépendance de votre nature. Quand j'ai à vous défendre (qui n'a pas l'humiliation d'être défendu, par le temps qui court ?), c'est toujours ce qu'on appelle vos défauts que je place au premier rang de vos forces, par conséquent de vos titres et de vos services. Je n'aurais pas plus envie de vous couper le moindre bout d’aile si j'en avais le pouvoir, que je n'aurais voulu conseiller à O’Connell1, si j'avais eu l'honneur d'en être écouté de se modeler sur le duc de Broglie ou même sur M. Guizot. Mais il ne faut abuser de rien en ce monde, pas même de ces admirables excès de qualité dont on est porté à vous faire un crime, et c'est pour leur conserver leur vertu qu'il ne faut pas s’y livrer jusqu'à l'épuisement. Vous auriez en outre grand tort de vous défendre d'être habile, et vous prendriez bien mal votre temps pour cela, car vous venez précisément de faire un coup de maître par le double sujet et l'heure que vous avez choisis. Aucune tactique n'aurait pu vous inspirer quelque chose de plus opportun ; aussi, veux-je vous le répéter jusqu'à satiété, ce n'est pas de diminuer votre thèse qui me préoccupait, mais de la fortifier en la maintenant, sans aucun alliage de témérité, dans sa hauteur et dans son ampleur. Vous avez donc été très habile dans votre Irlande, cher ami, ne le soyez pas moins dans votre Autriche et tous vos amis seront au comble de la joie. Vous avez été habile, parce que vous avez été vous serez toujours jusqu'à votre dernier trait de plume chef de parti. J’admets très volontiers que ni vous ni moi nous ne serons plus jamais ministre de l'instruction publique ; j'admets très volontiers que vous n’êtes plus chef de parti dans le sens actif et organisé de ce mot, mais vous êtes encore ; vous serez toujours chef d'une grande opinion ; vous le serez par votre parole, tant que Dieu vous conservera à sa cause, vous le serez par vos écrits qui vous continueront après que vous aurez reçu votre récompense. Eh bien, être le chef reconnu d'une union, être la personnification incontestée, persévérante, fidèle à elle-même d'une idée juste et féconde, c'est être beaucoup plus qu'un homme de pouvoir ou qu’un chef de parti, dans l’acception éphémère et transitoire de ce nom. Si nous parcourions ensemble la liste des hommes qui ont puissamment agi sur un siècle, nous en trouverions probablement autant, si ce n'est plus, en dehors des cadres hiérarchiques et réguliers que dedans, sans parler de Voltaire et de Rousseau qui n'étaient guère que des bannis et qui pourtant ont permis à M. Villemain2 de dire aux grands applaudissements du public : « sous Louis XV ou plutôt sous Voltaire » Sans parler de ces deux hommes qui étaient portés par un courant exceptionnel, Turgot et Malesherbes ont-ils une place dans l'histoire pour leur petite part d'action, ne sont-ils pas tout entière et chacun pour une idée, l’un pour la réforme économique, l'autre pour la tolérance civile, et tous deux cependant n’étaient à proprement parler ni de grands écrivains ni de grands orateurs et ils ont passé tous deux presque toute de leur vie, comme nous et comme bien d'autres dans les disgraciés apparents du cadre social de leur époque. Beaucoup plus grand qu’eux, cher ami, par les dons qui charment et qui immortalisent, vous êtes comme eux le représentant d'une idée à qui l'avenir appartient, l'idée d'une alliance inévitable et invincible entre le christianisme et la liberté. C'est cette idée là qu'on vous demande de servir, quand on vous supplie de vous ménager vous-même, c'est cette idée là à qui vous devez faire aisément de petits sacrifices pour obtenir de grandes victoires. Ce n'est pas là contraindre votre nature, mais abonder dans votre propre sens le plus intime et le plus élevé, car jamais personne n’a embrassé la cause avec plus de désintéressement et n’en a poursuivi le succès avec plus de passion que vous.

Pour en finir maintenant de cette lettre déjà trop longue et bien préciser mon souci actuel à votre endroit, voici mon résumé très net : Vous pouvez braver autant de petites colères et de petits ennemis que vous voudrez, cela m'est tout aussi indifférent qu’à vous, et quelquefois aussi j'ai fait mes preuves en ce genre, mais vous ne pouvez pas et vous ne devez pas braver une faute nouvelle que vous provoqueriez du côté de Rome, ni une censure qui vous mettant en contradiction avec tout votre passé, vous paralyserait pour tout votre avenir. Je ne pense pas que vous me contestiez cette règle, et quand une règle est bien acceptée au fond de l’âme l'application en découle naturellement. Faites bien attention, cher ami, que la seconde partie de votre travail est beaucoup plus scabreuse que la première. L'Irlande et l'Angleterre sont des pays où les traditions romaines avaient fait leur deuil de bien des choses depuis des siècles, tandis que l'Autriche était demeurée un spécimen de prédilection ; là vous allez toucher la prunelle de l'œil ; en Angleterre vous pouviez n'être que médecin, en Autriche il faut que vous ayez toute la légèreté du bistouri d'un oculiste ; il ne s'agit pas à mon sens, je dois vous le répéter, de rien supprimer ou de rien altérer de la vérité, mais de la dire avec une voix qui veut convaincre et au besoin même consoler, non pas avec l'accent de quelqu'un qui veut triompher et même un peu se moquer du vaincu. L'Autriche est certainement la plaie saignante à cette heure-ci, non seulement de la routine romaine, mais de l'amour-propre romain ; il y a là non seulement une défaite mais une déception et un déboire d'une rare amertume. Il importe assurément de faire tourner le grand échec en une grande leçon mais les leçons de ce genre ne profitent que dans la proportion où on les fait comprendre, et ce n'est pas quand on veut ouvrir des oreilles qu'il faut commencer par les fermer. Le mécontentement, le mécompte peuvent devenir clairvoyants et se laisser éclairer mais ces mêmes sentiments imprudemment aigris et poussés jusqu'à la colère deviennent aveugles et sourds. L'esprit fait alors le même mouvement en arrière que ferait un pauvre homme à qui on présenterait la lumière en la lui mettant brusquement sous le nez et en lui brûlant la moustache.

Là-dessus, bien cher ami, je vous déclare le plus patient des hommes si vous m'avez suivi jusqu'au bout et je vous jure que j'ai bien du mérite à consacrer tant de pages à un si ennuyeux sermon lorsqu'il aurait été si doux de vous dire combien je me réjouis de vous voir partir enfin pour La Roche en Brenil, je garde plus que jamais le désir d'aller vous y poursuivre et seul ce mouvement que j'exécuterai si j'en exécute encore, mais hélas ! Je suis bien peu encouragé à l'espérance ; la tête va de mal en pis. Mes crises sont de trois jours ici, et presque toutes mes nuits cruelles. Au revoir, au revoir cependant et en attendant je vous embrasse de toute mon âme.

Falloux

 

1Daniel O’Connell (1775-1841), homme politique irlandais. Catholique fervent, il obtiendra l’émancipation des catholiques d’Irlande.

2Villemain, Abel-François (1790-1870), critique littéraire, historien et homme politique français. Nommé professeur de littérature française à la Sorbonne en 1816, il fut élu cinq ans plus tard à l’Académie française. Il fut ministre de l’Instruction publique dans le ministère Soult (mai 1839-février 1840) et dans le ministère Soult-Guizot (octobre 1840-décembre 1844). Contraint, pour des raisons de santé de quitter la scène politique, il rentra dans la vie privée et rédigea plusieurs ouvrages sur l’histoire et la littérature.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «28 mai 1868», correspondance-falloux [En ligne], Année 1868, CORRESPONDANCES, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, Année 1852-1870, Second Empire,mis à jour le : 13/04/2021