CECI n'est pas EXECUTE 8 mars 1865

Année 1865 |

8 mars 1865

Alfred de Falloux à Charles de Montalembert

Le Bourg d’Iré, 8 mars 1865

Très cher ami

Votre affectueuse et indulgente lettre m'a fait bien grand plaisir, car votre silence ne me laissait pas sans un fond d'inquiétude, Inquiétude qui portait sur moi et non pas sur vous. Me voici assurément bien rassuré et je vous en remercie mille fois.

Je fais comme vous pour ce qui concerne Rome, ou M. Darboy1. Je les ajourne à notre prochain revoir. Mais, hélas ! Je ne puis vous promettre de vous devancer à Paris ; car la fréquence et la violence des crises me rendent moins maître que jamais de mes mouvements. M. de Meaux qui est venu nous voir avec une bonne grâce dont j'ai été bien touché ce qui nous a laissé à tous un souvenir dont nous ne cessons de nous entretenir, vous dira comment j'ai passé une partie du temps dont cependant j'avais tant envie de jouir !

Vous ne sauriez imaginer l'espèce de terreur que me cause, dans la décadence où je suis tombé, la pensée d'une rue, d'une voiture et d'un salon. Je ferai donc certainement l'acte héroïque d'aller voter ; mais comptez sur moi pour influencer le vote des autres et pour goûter avec M. Guizot, c'est une illusion que vous ne pouvez vous faire qu'à la distance où, malheureusement, le bon Dieu nous tient l'un de l'autre. Je vais donc vous soumettre en peu de mots mes impressions académiques, telles qu'elles peuvent résulter Du petit nombre de mes correspondances.

Je suis tout Prévost-Paradol, des pieds à la tête, mais soyez convaincu que nous ne l'obtiendrons pas cette année. Je connais dans ceux qui nous tiennent de plus près une répugnance invincible, mais que nous pourrons surmonter l'hiver prochain si nous accordons cette fois-ci un sacrifice à leur prudence. Le P. Gratry semblera également prématuré, à si court intervalle de l'encyclique et le lendemain de Cochin. Je crois donc que nous sommes conduits inévitablement à M. Autran2 pour Vigny3, à Cuvillier-Fleury ou Jules Janin4 pour Ampère5. M. Autran ne peut faire de difficultés ni pour vous ni pour moi. À mes yeux, même, toute combinaison qui l’exclurait me paraîtrait intolérable pour notre honneur académique. Quant à Janin ou Cuvillier-Fleury, je préférerais Janin pour les motifs que voici. Il ne représente à aucun degré les doctrines ou la politique des Débats : il est plus lettré que Cuvillier-Fleury et plus populaire. Après un double scrutin portant deux noms si inoffensifs, nous pouvons tout risquer sans être taxés de braver le public ou le gouvernement, et Prévost-Paradol entre triomphalement. L'inconvénient de Janin est que ses votes seront peu sûrs, mais du moins, ils ne seront pas systématiquement mauvais ; il nous fera défaut de temps en temps par ses mauvaises camaraderies, mais point par bassesse ni lien occulte, et on le retrouvera dans les grandes occasions. Cuvillier-[Fleury] est un esprit étroit et un caractère maussade. Il nous fera défaut par d'autres mobiles que Janin, mais peut-être plus souvent encore. En tout cas il est peu sympathique au public, antipathique au gouvernement par le duc d'Aumale, il faudra un rude effort pour le faire passer si même il passe, et on nous l’objectera deux ou trois ans peut-être, chaque fois que nous proposons Prévost-Paradol. Je ferais donc bien volontiers pour Janin ce que nous avons fait pour Octave Feuillet6 : nous l'approprier au lieu de nous le laisser imposer. M. Legouvé7 cherche à lier un accord entre les voix de M. Doucet8 et nous. Il proposerait de voter avec elle pour M. Autran, moyennant promesse que nous voterions pour Janin, et il se chargerait du désistement de M. Doucet. Si vous y consentez, je crois que nous devrions prêter l'oreille à ces propositions : cela ne permettrait plus à M. Guizot de nous mettre le marché à la main avec l'aveuglement puéril et superbe qu'il y met depuis deux ans et avec lequel il a deux fois fait avorter les scrutins sans le moindre souci de compromettre l'académie dans son exigence même. Nous échapperions ainsi à son joug sans le briser ; nous le déjouerions sans le combattre et nous lui donnerions avec ses propres armes une leçon qui profiterait pour l'avenir. Ruminez là-dessus, cher ami, d'ici à votre arrivée et quand vous aurez entrevu le terrain, faites-moi dire par Albert de Rességuier ce que vous en pensez si vous n'avez pas le temps de m'écrire. Je vous embrasse de tout cœur.

Alfred

1Mgr Darboy, Joseph (1813-1871), archevêque de Paris depuis 1863 et sénateur. De tradition gallicane, Mgr Darboy faisait partie, aux côtés de Mgr Dupanloup, de la minorité des prélats qui souhaitaient le rejet de la définition de l’infaillibilité. Pris comme otage par la Commune, il sera fusillé le 24 mai à la prison de la Roquette.

2Autran, Joseph (1813-1877), poète français. Plusieurs fois candidat à l’Académie française, il était soutenu par les catholiques, son ami V. de Laprade, Thiers et Mignet mais combattu par Guizot et les libéraux, le Journal des Débats et la Revue des Deux-Mondes. Contraint de se retirer devant Octave Feuillet en 1862, il ne sera élu que le 7 mai 1868, en même temps que Claude Bernard.

3Vigny, Alfred, Victor, Comte de (1797-1863). Le célèbre poète romantique avait été élu à l'Académie française le 8 mai 1845. Il était mort le 17 septembre 1863.

4Jules Janin (1804-1874), écrivain et critique dramatique. Auteur prolifique, il collabora à de nombreux périodiques. Il sera élu le 7 avril 1870 à l’académie française.

5Ampère,Jean-Jacques-Antoine (1800-1864), historien et homme de lettres français. Fils du célèbre savant, il collabora au Globe et à la Revue française, fut nommé professeur d’histoire de la littérature française au Collège de France (1833-1864) et devint membre de l’Académie française en 1847. Il était très lié à A. de Tocqueville. Il publia plusieurs ouvrages dont une Histoire littéraire de la France avant le XIIème siècle, Paris, 1839-1840, 3 vols. et l’Histoire romaine à Rome, Paris, 1862-1864, 4 vols.

6Feuillet, Octave (1821-1890), romancier et auteur dramatique. Il fut le premier élu à l'Académie à titre de romancier, le 20 janvier 1862.

7Élu le même jour que Victor de Broglie, le Ier mars 1855, Ernest Legouvé fut reçu le 28 février 1856.

8Doucet, Camille (1812-1895), directeur général de l’administration des théâtres, élu à l’Académie française le 7 avril 1865, secrétaire perpétuel en 1876.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «8 mars 1865», correspondance-falloux [En ligne], Année 1865, CORRESPONDANCES, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, Année 1852-1870, Second Empire,mis à jour le : 14/04/2021