CECI n'est pas EXECUTE 18 juillet 1868

Année 1868 |

18 juillet 1868

Alfred de Falloux à Charles de Montalembert

18 juillet 1868

Très cher ami,

Je continue à languir dans mon coin, mais j’en gémirais bien moins si j’étais sûr que vous ne souffrez plus aussi cruellement, et que votre rechute est bien restée dans les limites qu’avait prévues M. Nélaton1. Je le demande à Dieu plus qu’à vous, car je crains toujours d’ajouter un atome à votre fatigue ou de retrancher quelque chose aux soins de Madame de Montalembert2 ou à la liberté de Mademoiselle Madeleine. Souvenez-vous seulement que quand vous pourrez, sans sacrifier personne, m’envoyer un bulletin un peu exact, vous soulagerez bien un des cœurs les plus constamment occupés de vous.

Je me suis bien ardemment aussi transporté à La Roche3 en lisant la dernière allocution du 27 juin du Pape contre l’Autriche. Il était fort à présumer que l’Autriche lui arracherait un dernier cri de douleur, puisque c’est la dernière pierre qui se détache de l’édifice d’illusions que l’on entretient encore à Rome. Mais on pouvait espérer que les expressions seraient un peu plus calculé et moins à contre-pied de tous les faits. Je ne souhaiterais pas de vous en voir moins affliger que vous ne l’êtes certainement, car notre affliction est la mesure de notre fidélité à l’Église et de nos vœux pour son action sur un siècle qui en a tant besoin. Mais ce que je souhaite avec une égale ardeur, c’est que vous soyez aussi patient et aussi calme qu’affligé. Oui nous sommes invinciblement frappés du ravage fait dans les esprits de la révolte provoquée dans les âmes qui ne demandaient qu’à être dociles mais ne sommes-nous pas frappés au même degré de la persévérance du mouvement religieux, de l’émotion universelle à ce qui vient de Rome et en particulier à l’annonce de ce concile4, ainsi que cela ressort du discours de M. Ollivier5 d’une façon qui lui fait grand honneur. Tout cela sent bien visiblement l’assistance de Dieu, et partout où Dieu se montre que sommes-nous, qu’est notre sens propre ; qu’est notre jugement personnel, même le mieux appuyé sur l’évidence humaine. Souffrons donc, cher ami, comme on souffre dans le malaise de l’inconnu, dans l’angoisse de l’obscurité, mais gardons courage et foi comme on le fait quand on est sûr de l’existence et du retour de la lumière.

Tout le temps que je ne passe pas dans mon lit, je le passe actuellement dans les champs à jouir de la satisfaction des moissonneurs en face d’une admirable récolte. Cependant durant tout le cours de l’année on n’a pas cessé de dire : il fait trop froid, il fait trop chaud, trop humide ou trop sec, tout est perdu, et cependant à l’heure de la moisson venue voici l’abondance, tous les fléaux ont été plus menaçants et plus apparents que réel. Le mal s’est combiné avec le bien parce qu’il faut que l’homme vive et que le pain ne soit jamais hors de sa portée. Il ne peut en être autrement, cher ami, pour le pain des esprits et des âmes ; il est pétri de nos inquiétudes et de nos contradictions mais il finit cependant par se pétrir, par nous nourrir et l’humanité continue son chemin !

Tout mon monde est en Bretagne. Je suis resté ici par pure appréhension de la voiture et du mouvement. Je ne vous dis plus rien de mon regret de La Roche en Brenil car cela ne vous apprendra rien et ne me consolerait pas. Au revoir, au revoir cependant, j’ai besoin de me dire cela comme de croire à l’activité du Saint Esprit dans le prochain concile.

P.S. Si vous vous rappelez peut-être que j’avais apporté à Paris mon article sur la musique6, auquel il ne manquait plus que quelques pages que je n’eus pas la force de dicter. J’en suis venu à bout ces jours-ci et je viens d’envoyer le tout à Lavedan. Si vous étiez assez résigné pour lire l’épreuve qui vous sera envoyée et charger Mademoiselle Madeleine de m’envoyer ses propres conseils avec les vôtres, j’ai demandé à ne paraître que dans le mois d’août, afin de recevoir ces sortes de secours qui me comblerait de reconnaissance, car j’ai très sérieusement envie d’avoir raison, je crois sérieusement la <mot illisible> excellence.

1Auguste Nélaton (1807-1873), médecin. Reçu docteur en 1836, il fut nommé professeur à l'Hôpital Saint-Louis de Paris, poste qu'il abandonna en 1867 pour devenir le chirurgien personnel de Napoléon III.

2Marie-Anne Henriette Ghislaine dite Anna de Montalembert( 1818-1904), née de Mérode, épouse de Montalembert depuis 1836.

3La Roche en Bresnil, propriété de Montalembert dans le Doubs.

4Le 29 juin 1868, Pie IX publia la bulle Aeterni patris , par laquelle il convoquait un concile œcuménique à Rome.

5Émile Ollivier (1825-1913), homme politique. Fils d’un Carbonaro républicain, il fut nommé par le gouvernement provisoire préfet de Marseille, le 27 février 1848; il avait alors 22 ans. Il se fit élire en 1857 au Corps Législatif. Républicain, il était néanmoins dépourvu de tout sectarisme. Il accueillit avec faveur l’orientation du régime vers le libéralisme, approuvant notamment le décret du 24 novembre 1860. Réélu en 1863, il fut appelé par l’Empereur pour diriger le gouvernement du 2 janvier 1870 .Exilé en Italie jusqu'en 1873, battu dans le Var en 1876 et en 1877, il consacra le reste de sa vie à la rédaction des dix-sept volumes de son Empire libéral. Il avait été élu à l'Académie française le 7 avril 1870.

6L’article de Falloux intitulé De la musique et qui était une réponse à Victor Laprade parut dans Le Correspondant du 25 août 1868.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «18 juillet 1868», correspondance-falloux [En ligne], Second Empire, Année 1852-1870, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES, Année 1868,mis à jour le : 15/04/2021