CECI n'est pas EXECUTE 18 juillet 1885

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18 juillet 1885

Arthur de Cumont à Alfred de Falloux

L’Epinay, 18 juillet 1885

Cher ami,

Dans une de vos dernières lettres, vous me recommandiez de hâter l’examen des comptes de l’Union de l’Ouest, de faire dresser le plutôt possible le bilan complet et exact de sa situation, parce que les élections étaient prochaines et qu’on ne retrouve plus après, le bon vouloir qui pouvait exister avant. Votre conseil était excellent, je me suis empressé de le suivre. Tous les chiffres, tous les détails, tout ce qu’ont demandé Maillé1 et Soland2 leur a été mis sous les yeux. En allant dimanche, malgré le mauvais état de ma santé, donner ma voix à nos candidats, j’espérais aussi voir Soland et Maillé, je pensais qu’ils me diraient ne fût-ce qu’un mot, un seul mot d’une affaire dont la solution, ils le savent, a tant d’importance pour moi. Je les ai vus en effet, je leur ai parlé, mais ni l’un ni l’autre ne m’en a ouvert la bouche, et de mon côté, je l’avoue, je n’ai pas eu le courage de prendre l’initiative. J’ajoute que l’impression de l’expert-comptable, M. Poiré, qui s’est mis en rapport avec nos deux amis, n’est pas bonne. Ces messieurs, m’a-t-il dit, au lieu d’envisager la question sous son véritable jour, c’est-à-dire au point de vue d’un sacrifice à s’imposer dans l’intérêt d’une grande cause, la traitent absolument comme une opération industrielle et commerciale. Le matériel vaut tant ; les journaux avec leurs titres et leur clientèle valent tant ; le reste ne nous regarde pas. Ainsi, prenons un chiffre quelconque. Supposons, par exemple, que l’estimation du matériel et celle des journaux, soit portée à 30 000 Fr. Comme le passif s’élève à 64 000 Fr., on dit à Cumont : « Mon cher, vos journaux avec leur matériel représentent 30 000 Fr. Nous consentons à en donner ce prix, mais pas un centime de plus. Les 34 000 Fr. qui restent, ne nous concernent en aucune manière. Il est sans doute fâcheux qu’ils demeurent à votre charge, mais nous n’y pouvons rien. Nous payons les choses ce qu’elles valent, nous n’entendons pas aller au-delà »

De telle sorte, que venant dans ces conditions, non seulement je suis évincé des journaux, non seulement je suis exclu de toute part, de tout droit à leur direction, mais encore on me congédie avec une dette de 34 000 Fr., c’est-à-dire avec l’obligation de payer chaque année des 700 Fr. d’intérêt pour de l’argent qui n’est jamais entré dans ma poche, dont pas un sou n’a servi à mes dépenses personnelles, et qui n’a eu d’autres emplois, d’autres objets, d’autres destinations que de contribuer à soutenir l’Union de l’Ouest depuis 38 ans qu’elle existe !

Je n’accuse, croyez-le bien, ni Maillé, ni Soland ; je ne prétends pas qu’ils aient tort ; leur façon de calculer est, je le reconnais, parfaitement correcte. Néanmoins elle devient pour moi la Summum jus summa injuria3, en ce sens que, si on me l’applique, c’est une cruelle gêne que l’on m’impose et une véritable humiliation que je subis. Ils ne savent pas d’ailleurs, et je ne saurais leur dire, combien ma situation est douloureuse. À chaque instant je suis menacé d’un procès en séparation de biens, et soyez sûr qu’un jour ou l’autre on me l’intentera, car c’est une nature inaccessible à la raison, au sentiment des convenances, aux inspirations de l’honneur. On le perdra sans doute, car je défie de trouver un motif, l’ombre d’un prétexte pour le soutenir. Mais mon nom, mais ma vieillesse, mais le repos et la dignité de mes derniers jours n’en auront pas moins été livrés aux commentaires haineux de mes ennemis, à l’impitoyable malignité du public. Or, il y a ceci qu’un billet de 25 000 Fr. faisant parti du passif de 64 000 Fr. de l’Union de l’Ouest porte sa signature et la mienne. Voilà son grand cheval de bataille, voilà pourquoi je suis le prodigue, le dissipateur qui veut dévorer son bien et le conduire à la ruine. Voilà pourquoi elle se rassure, s’agite, consulte les avoués, fait visite au notaire, et se prépare à traîner son vieux mari, malade et attristé sur les bancs d’un tribunal.

L’idée de l’expert-comptable, que nos amis n’acceptent pas, était de balancer le doit et l’avoir, en d’autres termes de dire : « le passif de l’Union de l’Ouest est de 64 000 Fr., mais son matériel, son titre, joint à l’Ami du peuple qui rapporte environ 3000 Fr. par an, représente une somme égale. Le prix d’achat de l’Union de l’Ouest, de l’Ami du peuple et de leur matériel est donc en faite de 64 000 Fr. M. de Cumont en prend 10 000 pour son compte. Admettons maintenant que M. de Falloux en prenne 10 000, M. de Maillé 10 000, nous restons à 34 000 Fr. qu’il faut trouver, et que l’on doit trouver avec un peu de bon vouloir. D’ailleurs il ne s’agit pas de sortir de l’argent comptant. Dans l’état actuel L’Union de l’Ouest reçoit des subventions dont une part sert à payer l’intérêt de la dette. On pourrait donc très bien continuer ainsi, en se bornant à dégager la signature de M. de Cumont jusqu’à concurrence de 54 000 Fr. puisqu’il se charge des 10 000 autres et chaque preneur deviendrait propriétaire des journaux au prorata de la somme dont il aurait répondu. De plus il aurait la représentation de cette somme en action avec la faculté, bien entendu de les céder à qui bon lui semblerait, soit pour se décharger complètement soit seulement pour diminuer le chiffre de son apport »

je ne sais pas si je vous expose d’une façon bien claire le plan de l’expert-comptable, mais en tout cas il m’a très clairement fait comprendre qu’il rencontrait chez notre ami Soland des objections difficiles à surmonter, parce qu’elles couvrent croit-il l’intention de ne point s’engager ou de s’engager le moins possible dans l’affaire. Il ajoute que Soland agit dans ce sens sur son collègue M. de Maillé, afin de se fortifier de son opinion, de trouver en lui un écho de ses propres idées, un appui pour le système fort restrictif qu’il substitue à celui de l’expert-comptable. Encore une fois, je ne récrimine pas, je me borne à vous faire part des impressions et des appréhensions de M. Poiré. S’il se trompe tant mieux. Nous saurons bientôt à quoi nous en tenir.

En attendant, voici la situation. Dans les derniers jours du mois d’avril 1885, j’ai reçu 4000 Fr. de M. de Falloux, 4000 Fr. de de Maillé 1000 Fr. de M. de Soland, en tout 9000 Fr. Sur cette somme j’ai versé à M. Bougère4, banquier 8.328 Fr. 75 c. pour le capital des intérêts de sommes empruntées à sa banque au cours de l’année 1884. Il restait donc 671,25 Fr. sur lequel j’ai remis à Georges Vignet 200 Fr., à titre d’acompte sur l’arriéré de son traitement. Les 9000 Fr. sont donc réduits à 471,25 Fr. Le 31 de ce mois il faudra solder une traite pour fourniture du papier s’élevant à 1524,91 Fr. En en déduisant le reliquat des 9000 Fr., c’est-à-dire 471,25 Fr. il faut encore 1053,65 Fr. En outre le mois d’août prochain, nous aurons à payer le loyer, les intérêts échus de plusieurs des sommes dont se compose le passif de l’Union de l’Ouest cela représente en bloc 3500 Fr. à 4000 Fr. L’époque où nous sommes est la morte saison, le moment où les rentrées sont les plus faibles, et la caisse suffit à grand peine à solder chaque semaine les ouvriers et les dépenses courantes. Je devrais donc recourir à M. Bougère et prendre sous la garantie de ma signature, la somme nécessaire pour ces divers paiements qui ne peuvent être ajournés. Je l’ai fait les années précédentes, je le ferai encore cette année, mais je voudrais arriver enfin à une combinaison qui ne me laisse pas porter seul, moi pauvre disparu et oublié, la responsabilité des dettes anciennes et des nouveaux emprunts. Assurément vous avez à trois ou quatre généreusement subvenu aux besoins les plus pressants du journal, et je vous en ai une vie de reconnaissance toutefois ces secours ne sont pas un remède, mais un simple palliatif ;ils prolongent, sans l’assurer, la vie précaire de LUnion de l’Ouest, et me laissent aux prises avec des difficultés devant lesquelles ne reculerait pas mon dévouement, si ma fortune égalait mon bon vouloir. Il y a en outre cela de poignant dans ma position que si, à bout de voie, acculé par la nécessité, je vendais les journaux au premier venu, au plus offrant et dernier enchérisseur, il n’y aurait pas assez de pierres dans les chemins pour me les jeter à la tête, et ma détresse serait qualifiée de trahison !

En voilà assez, cher ami, en voilà même trop sur un sujet que je n’aborde jamais sans un véritable effort sur moi-même. Au fond, la situation de l’Union de l’Ouest n’est point aussi désastreuse que la représentent Maillé et Soland. S’il fallait créer de toutes pièces avec leur matériel et faire vivre deux journaux, ce ne serait pas 64 000 Fr. qui suffiraient à l’entreprise. Lorsque mon père soutenait la Gazette d’Anjou avec quelques amis, les sacrifices étaient bien autres, et, sans aller loin, je citerai l’Union de la Sarthe, du Mans, qui, je le sais par des renseignements précis, coûte chaque année 30 000 Fr. à ses propriétaires. Achevez votre cure en paix, cher ami, puis, quand vous serez de retour sachez le dernier mot de Soland et de Maillé, car l’incertitude où je suis aggrave singulièrement les misères physiques et morales qui m’accablent.

À vous de tout cœur.

A. de Cumont

1Maillé, Armand Urbain Louis de La Jumellière de (1816-1903), député monarchiste de la circonscription de Cholet depuis 1871, il conservera son siège jusqu'en 1896, siégeant constamment avec l'Union des Droites.

2Conseiller général du canton de Thouarcé (Maine-et-Loire), Théobald de Soland était un collaborateur de L'Union de l'Ouest. Soland, Théobald de (1821-1906). Venu suivre les cours de droit à la Faculté de Paris, il s'était lié avec Augustin Cochin, puis avec A. de Falloux. Revenu en Anjou en 1851, il entra dans la magistrature, puis devint conseiller Cour d'appel d'Angers. Entré au Conseil général en 1870, il fut élu député le 5 mars 1876 et constamment réélu jusqu'en 1898. Il siégea avec la droite.

3l'application excessive du droit conduit à l'injustice.

4Bougère, Laurent (1816-1885), banquier à Angers.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «18 juillet 1885», correspondance-falloux [En ligne], Troisième République, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES, 1885,mis à jour le : 25/04/2021