CECI n'est pas EXECUTE 28 mai 1874

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28 mai 1874

Napoléon Daru à Alfred de Falloux

28 mai 1874

Mon cher comte,

Vous voulez bien me demander mes observations sur l’article qui doit paraître dans le prochain numéro du Correspondant. La meilleure manière ce me semble de répondre à votre confiance est de vous dire l’impression que j’ai ressentie en le lisant.

M. Cochin, ayant été l’un des rédacteurs du Correspondant, vous en profitez pour justifier le langage que le Correspondant a tenu à l’époque du concile. Puis, rendant ce pauvre M. Cochin complice de la conduite du ministre des affaires étrangères du 2 janvier, vous expliquez la politique que nous avons suivie, M. Buffet et moi, et les causes de notre retraite. J’aimerais mieux, à votre place, aborder ces deux sujets tout simplement parce qu’il vous convient de les traiter, et ne pas grandir la part que M. Cochin a pu y prendre. En réalité les rapports de M. Cochin avec moi au sujet des affaires conciliaires ont été assez fréquentes parce qu’il voulait bien me communiquer les lettres de Mgr l’évêque d’Orléans1 et parce que nous nous rencontrions souvent près du lit de Montalembert ; mais pour ce qui concerne ma démission il ne l’a connue, je crois, que lorsqu’elle était donnée. Il a joué un assez grand rôle le 1er janvier pour la formation du cabinet ; ce fut lui qui m’apprit l’échec de M. Ollivier2 et l’abandon de la combinaison ministérielle qui avait été signée la veille. Ce fut lui qui me demanda si je consentirais à me mêler de la formation d’un nouveau cabinet ; mais je n’ai pas à vous raconter cette journée du 1er janvier à laquelle vous n’avez pas donné place dans votre récit.

L’Empereur, après avoir accepté nos services, a été, j’en suis convaincu, de très bonne foi dans la tentative de restauration du gouvernement parlementaire à laquelle il s’était prêté. Vous paraissez en douter. (A) Buffet en est aussi convaincu que moi. Rien, pendant le cours de notre ministère, n’a pu nous donner le moindre soupçon qu’il nous retirait sa confiance ; loin de là, j’en parle en témoin sincère et désintéressé.

Le signe (B) répond à un passage où vous me paressez mêler trop étroitement l’influence de M. Cochin à notre action politique. C’est l’observation que j’ai déjà faite au commencement de cette lettre. Je n’y reviendrai pas.

Quand le cardinal Antonelli3 annonça à M. de Sartiges4 ambassadeur à Rome l’intention du Saint-Père de convoquer une assemblée synodale, il y eut entre le cardinal et notre ambassadeur la conversation que vous connaissez au sujet de la représentation des princes catholiques auprès du concile. Vous dites (C) que la pensée de cette représentation souriait à l’empereur. J’en doute fort ; il craignait de se mêler des affaires de l’Église et laissait son conseil discuter ma proposition sans prendre part au débat. Il avait cédé à mes instances personnelles sur ce point, plutôt qu’à ses propres inspirations.

Vous avez effacé une partie de la citation de la dépêche du Cardinal Antonelli ; et cependant, si vous me permettez de vous le dire, je trouve que toutes ces discussions sur les affaires du concile sont un peu longues ; elles sont si dangereuses que je suis toujours disposé à les abréger. Cette crainte, sera près de vous on excuse de l’observation que je n’ai pas pu retenir.

J’arrive maintenant au plébiscite. La vérité la voici : l’empereur (D) loin de pencher vers cette consultation du suffrage universel en était d’abord fort éloignée. Son opinion changea après la discussion dans laquelle M. Jules Favre5 déclare formellement que la constitution faite par le Sénat n’aurait pas un caractère suffisant d’autorité ni de légalité. Un matin, après le travail habituel, l’Empereur me dit tout d’un coup qu’il faudrait, bon gré mal gré, recourir à un plébiscite. Je vis que son parti était pris et il n’était pas difficile de prévoir ce qui devait en résulter. Je pris, moi aussi, mon parti et sur-le-champ. J’offris à l’Empereur de défendre dans le conseil qui allait se réunir la politique plébiscitaire à la condition que ce plébiscite serait le dernier. Sur ce, nous allâmes au conseil. Je lui tins parole, et au grand étonnement de mes collègues, je déclarai que je serais d’avis d’appliquer à la constitution le vote populaire sous la réserve que l’article 13 disparaîtrait, c’est-à-dire que dans l’avenir aucun plébiscite ne serait possible sans que les termes en fussent convenus et délibérés au sein des chambres. J’avais cru trouver un terrain sur lequel on pourrait s’entendre et éviter la décomposition du cabinet. On discuta ; le plébiscite fut accepté en principe par la majorité du conseil. Sur ce, M. Buffet se retira, et quelques heures après, il porta à l’Empereur sa démission. Il vint m’en prévenir quand, la chose était faite. Il était 10 heures du matin je me rendis immédiatement chez l’Empereur et je lui demandai si la politique que je lui avais indiquée prévalait; je ne lui laissai pas ignorer que dans le cas contraire je serais obligé de marquer mon dissentiment par ma démission. Il me demanda le temps d’y réfléchir et deux jours après, n’ayant pas obtenu de lui la radiation de l’article 13, je donnai ma démission. Telle est l’histoire véridique de ce qui s’est passé à cette occasion. M. Cochin l’a connue parce qu’il vint me voir aussitôt qu’il apprit la retraite de M. Buffet; il a bien voulu soutenir dans le journal Le Français la politique que je suivais et écrire les articles que vous avez cités.

Je ne crois pas que ses relations avec le ministère aient cessé d’une façon absolue après notre retraite (E). il était très lié, comme vous savez, avec M. Émile Ollivier et M. Chevandier6 et il a continué à les voir. Il s’occupait beaucoup d’une commission constituée pour l’amélioration du sort des classes pauvres, et son esprit actif se portait sur toutes choses, mais il est peut-être bon de le dégager d’une solidarité quelconque avec eux ; je ne dis pas d’une solidarité morale ; cette expression me paraît un peu forte même appliquée à ses rapports avec Buffet et moi.

Vous voyez, mon cher, que j’ai usé et abusé de la permission que vous avez bien voulu me donner. Je vous en remercie et vous renouvelle l’assurance de mon bien cordial dévouement.

Daru

2Émile Ollivier (1825-1913), homme politique. Fils d’un Carbonaro républicain, il fut nommé par le gouvernement provisoire préfet de Marseille, le 27 février 1848; il avait alors 22 ans. Il se fit élire en 1857 au Corps Législatif. Républicain, il était néanmoins dépourvu de tout sectarisme. Il accueillit avec faveur l’orientation du régime vers le libéralisme, approuvant notamment le décret du 24 novembre 1860. Réélu en 1863, il fut appelé par l’Empereur pour diriger le gouvernement du 2 janvier 1870 .Exilé en Italie jusqu'en 1873, battu dans le Var en 1876 et en 1877, il consacra le reste de sa vie à la rédaction des dix-sept volumes de son Empire libéral. Il avait été élu à l'Académie française le 7 avril 1870.

3Antonelli, Giacomo (1806-1876), administrateur ecclésiastique italien. Fait cardinal en 1847 par Pie IX, puis secrétaire d’état, il organisa la fuite du pape à Gaëte en 1848. Il était devenu tout-puissant dans les Etats Pontificaux. Secrétaire d'état à partir 1849, il servit Pie IX avec dévouement. Fonciérement hostile à toute réforme de tendance libérale, il porte en majeure partie la responsabilité de la politique immobiliste de l'Etat pontifical de 1849 à 1870. Voit Falconi, Il cardinale Antonelli, Mila, 1983.

4Sartiges, Eugène de, comte (1809-1892), diplomate et homme politique. Diplomate à partie de 1830, successivement en poste à Rome, Rio de Janeiro et Athènes. Nommé ministre plénipotentiaire à Washington en 1851, il s’opposa aux velléités d’alliance des Américains avec la Russie au moment de la guerre de Crimée. En octobre 1862, Drouyn de Lhuys le nomma ambassadeur à Turin puis à Rome en octobre 1863 où il demeura jusqu’en octobre 1868. Il fut peu après nommé sénateur.

5Favre, Jules (1809-1880), avocat et homme politique. Il devint vite l’un des chefs les plus célèbres du Barreau de Paris, principalement dans les affaires politique. Ardent républicain, il fut secrétaire général au ministère de l’Intérieur, en 1848, sous Ledru-Rollin. Élu lors des élections partielles de 1858, il devint l’un des chefs de l’opposition républicaine au Corps Législatif. Avec quatre autres républicains (Ollivier, Darimon, Hénon, Picard), il forma, à partir de la session de 1859, le groupe dit des Cinq, opposition majeure à l’empire autoritaire jusqu’en 1863. Il fut réélu en 1863. Après la chute de l’Empire, il se vit confier le poste de ministre des Affaires étrangères ; il se chargea d’organiser la résistance aux Prussiens et négocia un traité de paix.

6Chevandier de Valdrôme, Jean-Pierre-Napoléon-Eugène (1810-1878), député de la Meurthe (1859-1969), ministre de l’Intérieur dans le cabinet Ollivier, il démissionna le 10 août 1870 et, après le 4 septembre, rentra dans la vie privée.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «28 mai 1874», correspondance-falloux [En ligne], Troisième République, CORRESPONDANCES, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, 1874,mis à jour le : 29/05/2021