CECI n'est pas EXECUTE 18 novembre 1854

Année 1854 |

18 novembre 1854

Louis-Paul de Jouenne d’Esgrigny à Alfred de Falloux

Le Thil1, 18 novembre 1854

 

Vous êtes vraiment aimable, J’entends digne d’être aimé, et je vous aime. Je vous aime de telle sorte et je fais de vous un cas si exceptionnel que ma pensée touche au culte, au culte pour une sainte préférée. Parmi ceux qui vous tiennent au cœur, en est-il dont les sentiments arrivent au niveau des miens ? Je ne le crois pas sans vous engager à être de mon avis, puisque ce seront diminuer peut-être le charme de quelques commerces où vous trouvez et mettez toute satisfaction.

Que vais-je vous dire la ? Et à quoi bon ? À me satisfaire sans doute ! J’aime en effet à faire mes déclarations, bonnes ou mauvaises, et je me refuse plus souvent les bonnes que les mauvaises, bien à tort, n’est-ce pas? N’entendez pas la moindre nuance de reproches dans ma voix, il n’y en a pas. Je ne prends pas non plus mon avantage de ce que vous ne me rendez pas ce que je vous donne. Loin de là ! D’abord les sentiments, il ne passe guère pour être des faits, pour en avoir l’absolu, l’accomplit, le réel, sont certainement défaits et les plus tyranniques de tous. De plus il n’est pas en votre pouvoir de changer grand-chose à ce que je pense de vous, net vous auriez fort à faire pour porter atteint à mon affection, vous n’avez pas le bras assez long, et, par contre et dans une autre sens, le mien serait trop court pour toucher à la vôtre. Je parle tout simplement pour dire ce qui me monte aux lèvres. Pure déclaration.

Mais vous, pourquoi me donner un rang ? Pourquoi m’apprendre ce que je sais ? Avez-vous oublié qu’on peut ignorer ce qu’on sait le mieux ? Ce qui n’est pas articulé reste toujours un peu vague et l’on n’en profite. On a ses jours de confiance. On ne pense pas aux autres. On appelle personne entre soi les gens qu’on aime. L’imagination n’ayant pas de bornes numérotée où se cogner rêve pour un jour que le champ est à elle. On retombe il est vrai, mais on a cru planer. Mais ce rien ?. Ni si haut, ni si bas : Ah ! Grand dieu ! À qui le dites-vous ? Être classé, c’est à quoi j’ai trouvé le plus d’esprit rebelle en ce monde, et à quoi je me sens le cœur le moi résigné. Ce n’est pas une querelle au mois ! C’est une plainte à vous, comme au nuage qui passe, comme à cette longue avenue qui s’assombrit pendant que je parle, comme à ses feuilles qui tourbillonnent et tombent sur le sol mouillé. C’est une déclaration !

Après une longue trêve, presque un nouveau, de ce nom le désir semaine, les douleurs de dos sont revenues à Madame de Rauzan. C’est un échec. Nous allions vraiment bien, le progrès se faisait mieux sentir, et il faut se refaire au pas de tortue. Ce pèlerinage vers la santé, à trois pas en avant et deux en arrière, et cruel pour la patience et les forces du malade, qui avance, mais qui en doute, et le doute coupe toujours un peu les jambes au succès. J’aurais voulu que Madame Rauzan reprit une plus libre possession d’elle-même, de ses habitudes, de ses actions, des arrangements de sa vie, avant de rentrer à Paris. Vous savez si cela est important pour elle.

Deux mots de votre lettre que je lui ai lus, lui ont fait venir l’eau à la bouche. Vous seriez déjà ici si vous aviez vu de quelle air cette idée a traversé son front. Oui, le Thil tout entier vous défie et du ton de : « Rodrigue, as-tu du cœur ?

Nous nous sommes donnés la séance de l’académie, nous avons lu haut les deux discours. Avez-vous eu le courage d’aller jusqu’au bout ? J’aurais voulu pour l’honneur des idées qu’ils fussent meilleurs, mais hélas ! Après avoir chatouillé les orgueilleuses faiblesses de l’académie, le débutant fait une marche laborieuse et sans oasis à travers le sable des mots. Il a l’air de travailler son sujet en le produisant. Il revient et revient encore à la charge pour emporter la difficulté, et c’est la difficulté qui l’emporte, lui, comme Hercule un enfant dans sa peau de lion. Il y a cependant bien de l’adresse, du savoir-faire et d’heureuses expressions dans la première partie : mais il reste petit quand le sujet s’élève : où sont la pensée mâle, l’originalité, le grand accent, le beau style, l’évêque chrétien, ou à son défaut le libre et puissant de Maistre2? Ah ! Que nenni ! Et que ces messieurs ont dû être flattés de le trouver si fort de leur taille et à leur goût, entre la statue de Bossuet et celle de Fénelon. Pour narcisse, ils se mirent dans son propre discours comme en tout ce qu’il dit ; c’est l’onde où il cherche son image, et il ne manque pas de s’y noyer un peu. Cependant ce discours verbeux est mieux construit, mieux proportionné que l’autre ; pompeux mais élevé ; trop parsemé d’intentions personnelles ; parlant trop à la cantonade ; dépourvu d’aperçus nouveaux ; académique et ennuyeux. Un mot cependant y brille de mille feux, comme le Régent à la couronne de France : Clientelle ! Mot charmant ! Ah ! qu’il est donc joli ! Qu’il dit bien les bonnes âmes qui se fournissent chez Mgr d’Orléans3 ! Ah ! Madame de la Ferté4, ah ! Madame de Flavigny5, ah ! Mad….clientelle ! Ne confondons pas : il ne s’agit ici ni de pénitentes, ni du client romain ! Prendre ses étoffes ici ou ses idées là, voilà bien le client du XIXe siècle…. Les échos de Thil s’en sont réjouis et notre chère malade en a oublié un instant ses douleurs.mais le public académique ne pouvait se payer d’un mot incompris, quelque trouvé qu’il fut. Il n’a pas eu d’enthousiasme, me mande-t-on ; après le succès du premier tiers de Mgr Dupanloup l’assistance s’est refroidie puis glacée. Mais pourquoi Falloux écrit-il des merveilles là-dessus ? Il faut prendre garde : il est trop le roi du parti pris pour qu’on lui dise jamais qu’il y a des jugements qui jugent ceux qui les portent. Cependant il ne recule pas assez devant le tort que peut faire le bien qu’il veut trop à ceux qu’il entend soutenir. Encore faut-il y mettre de l’adresse et choisir son terrain. On perd sa poudre et on use ses canons en pure perte dans ces transports à faux. En tout, je crains que l’absence des grandes affaires, des grands intérêts, des grands courants d’homme, avec le besoin conservé d’agir, de faire, de combiner, de remuer quelque chose, ne lui soit nuisible. Ne sent-on pas la coterie, comme on sent le renfermé ? La liberté d’esprit et la portée du jugement souffrent. Ah! Qu’il conserve ce bien. Que sa belle et bonne nature ne se rétrécisse pas ! Ce n’est pas la vigueur ni l’animation qu’ils manqueront, mais qu’ils ne se mette pas le capuchon de la coterie sur les yeux. Hélas ! C’est un danger pour tous ; ce maudit capuchon s’abaissent sans qu’on y touche. Il suffit pour les uns d’une sorte d’assurance mutuelle tacite et qui au lieu de aide-toi le ciel t’aidera, adopte pour devise : aide moi, je t’aiderai ; pour les autres de laisser ses idées suivre le fil des affections personnelles ; les femmes résistent peu à cet entraînement c’est leur honneur et leur faiblesse ! Heureux quand elles ne changent pas trop brusquement de capuchon !

Ce que vous m’écrivez de l’Orient est frappant de justesse, et (sans déclaration) d’élévation et de beauté. Il y a bien assez de chaos pour qu’il en sorte un monde ! Que Dieu vous entende et que ce soit lui qui en dise le Fiat lux.

Consolez-vous un peu : celle-ci a bien eu le tort de signer l’article sur l’évêque d’Évreux6, mais un autre l’a écrit ; Rigaud, si je suis bien informé. Quant au gallicanisme auquel vous voulez conserver sa part dans les tristes débats de ce diocèse, je ne saurais la lui laisser pour une excellente raison c’est, qu’en fait le prédécesseur et les chefs de l’opposition étaient gallicans.

Mais à ce propos ne voyez-vous pas l’évolution qui dans le mouvement général amène sur le terrain du gallicanisme les ennemis déclarés de la veille. On peut, grâce au ciel être gallican et croire en Dieu, mais par le vent qui souffle qui ne croit pas en Dieu est gallican. Cela ne vous dit-il rien ?

Moreau7 est encore ici. Il s’occupe de Balzac, le grand épistolier ; il achève de corriger les épreuves d’une nouvelle édition de bibliophile qu’il en publie dans huit jours. Mad. de Blacas8 part demain. Elle est fraîche comme une rose ; mais l’accent de la fière jeunesse hésite maintenant dans sa voix ; le trait de la tristesse secrète a pénétré toute sa personne ; elle ne dédaigne plus le passé, qui rentre au contraire chez elle avec son cortège d’impressions chères et mélancoliques ; cette heure sonne bien tôt ! Nous avons toujours le baron9 qui devient fort pieux et prend la dignité d’une vieillesse bien préparée, sans perdre jeunesse ni enfantillage. Il y a des natures où les âges s’ajoutent les uns aux autres et ne se remplacent pas. J’en suis certainement, car, n’était le décorum, je jouerai tous les matins à la fossette10 avec René. Broët11, Melle Leroy, toutes complètent les convives. Adieu, adieu il est temps !

Mad. d’Esgrigny vous embrasse tendrement et Jeanne à sa suite ; Madame de Rauzan se met de la partie et moi j’essaie de me glisser dans la foule.

Votre ménage est-il reconstituée? La nouvelle femme de chambre tient-elle ce qu’elle promettait ? Dormez-vous sur les deux oreilles ? Votre névralgie vous épargne-t-elle ? Êtes-vous à Paris ? Nous n’y serons pas avant la fin du mois, Madame de Rauzan songe à commencer décembre ici.

 

D’Esgrigny

Louis-Paul de Jouenne d’Esgrigny (1812-1883), propriétaire du château de Lascours, près Laudin dans le Gard.

 

 

1Château situé dans l’Eure, où la duchesse de Rauzan vient habituellement séjourner l’été.

2Joseph de Maistre (1753-1821), philosophe. Savoyard, il était sujet du roi de Piémont-Sardaigne. Magistrat au Sénat de Savoie comme son père, il quitta la Savoie à l'arrivée des troupes françaises en septembre 1792 et se réfugia en Piémont puis en Suisse. Il publia, en 1797, son premier ouvrage Les considérations sur la France. Rentré en Italie en 1799, il fut chargé par le roi de Sardaigne de le représenter auprès du tsar. Il resta en poste à Saint-Pétersbourg jusqu'en 1817. Revenu en Italie, il mourut à Turin. Auteur de plusieurs ouvrages, Essai sur le principe générateur des constitutions politiques (1814), Du Pape (1819) et Les Soirées de Saint-Pétersbourg (ouvrage publié en 1821 peu après sa mort), De Maistre, comme De Bonald refusa tout compromis avec les principes nouveaux issus de la révolution. Joseph de Maistre et Mme Swetchine, sur laquelle Falloux une biographie, avaient lié connaissance en Russie.

4Clotilde La Ferté-Meung (1810-1872) était la fille du comte Molé. Elle avait épousé Hubert Jacques Antoine Ferdinand marquis de La Ferté-Meung (1805-1884).

5Flavigny, Louis-Mathilde (1811-1883).

6Nicolas-Théodore Olivier (1798-1854), évêque d’Evreux de 1841 à 1854. Il était mort le 21 octobre 1854.

7Moreau, Louis (1807-1881) ; conservateur à la Bibliothèque Mazarine. Traducteur des Confessions de Saint-Augustin et de la Cité de Dieu.

8Félicie Georgine de Blacas, née de Chastellux (1830-1897), épouse de Pierre Xavier de Blacas d'Aulps, comte de Blacas (1819_1876).

9Eckstein, Ferdinand, baron d’ (1790-1861), philosophe et auteur dramatique danois, orientaliste, il fut aussi sous la Monarchie de Juillet, le principal représentant du mouvement de la renaissance orientale à Paris.

10Jeu de Billes.

11Broët, Louis Auguste (1811-1884), journaliste et homme politique. Saint-Simonien, il devint collaborateur du Journal des Débats. Élu député de l’Ardèche de 1871 à 1876, il s’inscrira à la réunion Feray et siégea au centre droit.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «18 novembre 1854», correspondance-falloux [En ligne], Année 1852-1870, Second Empire, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES, Année 1854,mis à jour le : 06/10/2021