CECI n'est pas EXECUTE 21 janvier 1864

Année 1864 |

21 janvier 1864

Théophile Foisset à Alfred de Falloux

21 Janvier 1864

Monsieur,

Nul n’attend avec plus d’impatience que moi la publication des lettres du Père [Lacordaire] à Madame Swetchine. J'admire qu'elle puisse paraître au commencement du carême mais je ne vois là qu'un à-propos de plus.

Je suis très heureux que l'année 1835 lui soit raccordée. Cette lacune toute explicable qu'elle fut laissait une impression de contrariété dans l'esprit.

Vous me faites l'insigne honneur, Monsieur, de me demander si je n'ai pas quelques observations, indications ou renseignements quelconques à vous communiquer. Rien ne me vient à l'esprit à cet égard au moment où je fais cette lettre. Mais je ne dois pas vous dissimuler que je n'ai conservé qu'un petit nombre d'extraits de celles du Père à Madame Swetchine. Il est probable qu'indépendamment des annotations que je me suis permise sur la copie, j'aurais plus d'une indication, plus d’un renseignement utile à donner si je relisais en vue de la publication prochaine. Voyez, monsieur, s'il vaudrait la peine de m'envoyer des épreuves au fur et à mesure avant de donner le bon à tirer. Je m'engagerai volontiers à lire ces épreuves toutes affaires cessantes et à ne les conserver plus de 24 heures.

Qu'il me soit permis de solliciter au moins communication de la préface, qui en effet doit toucher à bien des points délicats.

Il en est un sur lequel je me suis expliqué deux fois en public : la première fois devant l'académie de Dijon, où les libres-penseurs règnent et gouvernent ; la seconde, dans le Correspondant à propos des lettres à Madame de La Tour du Pin1. Il s'agit des opinions politiques du Père.

Je vous demande la permission de vous dire ici toutes les vérités à cet égard.

Le père, par noblesse d'âme, a toujours aimé la liberté et réprouvé le despotisme : là-dessus, il n'a jamais varié, bien que sa première impression le lendemain du 2 décembre n'est pas été aussi énergiquement improbative que je l’eusse désiré et qu'elle n'a pas tardé à le devenir.

Mais, sur tout le reste (et en particulier sur les questions dynastiques), son esprit a oscillé, comme il arrivera toujours à quiconque, n'a pas fait de la légitimité son étoile polaire. Au collège, il identifiait la rentrée des Bourbons avec les invasions et il était anti-royaliste. Tel il se montra deux ans de suite à l'école du droit. La <deux mots iliisibles>, sur laquelle je vous renvoie à mes notices académiques, fit de lui un royaliste constitutionnel ainsi qu'on disait alors.

Sa correspondance de 1822 à 1829 atteste qu'il demeurera 8 ans fidèle à cette bannière ; sans aucun attachement personnel à la famille royale, sa devise n'en était pas moins celle-ci : « les Bourbons, sans les ultras ».

L'avènement de M. de Polignac2 aux affaires et le rapprochement opéré entre l'abbé Lacordaire et de M. de Lamennais3 au printemps de 1830 détacheront tout à fait notre ami de Charles X4, et le rendirent indifférent comme l'était depuis trois ans M. de Lamennais, sur la question dynastique.

L’ultracisme du clergé le révoltait et il songeait à émigrer aux États-Unis quand les journées de juillet et la création de L’Avenir le retinrent en France.

L'avenir avait besoin de brûler ses vaisseaux pour se dégager de toute solidarité avec Mgr de Quelen5 et le clergé de la Restauration. De là des excès de langage qui exagéraient la pensée vraie de l'abbé Lacordaire.

À Rome, en 1832, voyant M. de Lamennais passer aux opinions républicaines, notre ami le quitta et revint en France, parfaitement séparé des Mennaisiens. Le hasard le fit raccrocher à Munich par M. de Montalembert, et il y eut un replâtrage (pardon du terme) entre l’abbé Lacordaire et M. de Lamennais, entièrement soumis à l'Encyclique. Mon ami retourna à La Chaie6 ; mais il ne tarda pas à rompre avec le maître et la cause de la rupture fut toute politique. M. de La M7. était dès lors l’homme des Paroles d'un croyant et il accusait Lacordaire de philippisme8.

Celui-ci revint à Paris, se réconcilia avec Mgr de Quelen et resta libéral, mais devint indifférent à la question dynastique.

Ses prédications à Stanislas et à Notre-Dame furent attaqués et calomniés avec acharnement par les légitimistes : Lacordaire ne put s'empêcher d'en être profondément blessé. De là une alliance étroite (plus étroite que jamais en politique) entre lui et M. de Montalembert, en butte aux mêmes froissements et les méritant bien davantage. Cette alliance a surtout existé de 1836 à 1846. Alors le père Lacordaire prêcha une station à Liège et se lia avec Gioberti, qui habitait Bruxelles.

La rencontre de Gioberti9, je dirais volontiers la conjonction des deux astres, causa une perturbation et une déviation dans les idées du père Lacordaire. Il en vint à s'alarmer de dévouement (excessif alors en effet) de M. de Montalembert pour les jésuites ; il ne nous suivit donc point dans notre campagne en faveur du Sonderbund10, où il eut le malheur de ne voir que l'intérêt des jésuites, étroitesse de vue bien indigne de lui.

À cette époque, Pie IX effrayait M. de Montalembert. Le Père, au contraire, espérait tout de l'attitude prise par le nouveau Pape11.

Survint le 24 février, sous l’impression du tremblement de terre européen, Ozanam12 et l’abbé Maret (tous deux Giobertistes) entraîneront le Père, à fonder avec L’Ere nouvelle, à se laisser porter à la candidature pour l'Assemblée constituante. Les motifs étaient plausibles. On disait : M. de Montalembert s'est rendu impossible par son discours sur le Sonderbund, il faut que la bannière catholique passe dans des mains non compromises, qui puissent rassurer les hommes du régime nouveau ; le père Lacordaire est l'homme de la situation etc, etc.

Vous savez le reste. L'ère nouvelle, comme autrefois L'Avenir avait des gages à donner aux vainqueurs. Elle alla trop loin au gré du père qui, dès le 26 mai, voulut se retirer du journal comme il s'était retiré de l'Assemblée. En quoi différait-il d’Ozanam. le voici « Dès que nous avons commencé à marcher m'écrivait le Père, il s'est manifesté entre MM. Maret et Ozanam, d'une part, et moi, de l'autre, une nuance très marquée, qui a été cause de beaucoup de tiraillements et a contribué à ma retraite prématurée du journal. J'aurais voulu qu'on ne fit pas de la démocratie un perfectionnement absolu de l'ordre politique qu'on n’affirmât pas expressément quel était l'avenir inévitable de la France et du monde, et que, tout en l’appuyant comme un essai raisonnable et nécessaire, on laissât l'expérience se prononcer sur son opportunité ou sa nécessité finale. À part ce point, nous étions d'accord sur le reste et nos cœurs étaient parfaitement sympathiques comme ils le sont encore aujourd'hui (en janvier 1849). »

Voilà la vraie vérité. Par démocratie, il faut entendre ici la démocratie sous sa forme républicaine. Lorain, qui était à L’ère nouvelle, et M. Causier, qui vit encore, m'ont toujours dit qu'en effet le désaccord sus-indiqué n'avait jamais cessé d'exister entre le Père et l’abbé Maret. Il ne faut nommer personne ; mais il serait bon que le fond de cette situation fut mise à nu dans votre préface, et je vous autorise formellement à citer la lettre ci-dessus sans les noms propres, si vous le jugez à propos.

À partir de janvier 1852, nulle inexactitude. Au fond, les préférences du père ont toujours été pour la monarchie parlementaire qui avait été, si l'expression est de mise ici, ses premières amours.

 

Le manuscrit inachevé qu’il a dicté à son lit de mort ne laissa à son égard aucun doute. Les dernières lignes sont celles-ci : « le 2 décembre 1851, la République cessa d'être et un nouvel Empire commence. Je compris que, dans ma pensée, dans mon langage, dans mon passé, dans ce qui me restait d’avenir, j’étais aussi en liberté et que mon heure était venue de disparaître avec les autres. Beaucoup de catholiques suivirent une autre ligne ; et, se séparant de tout ce qu'ils avaient dit et fait, se jetèrent avec ardeur au-devant du pouvoir absolu. Ce schisme, que je ne veux point appeler une apostasie, a toujours été pour moi un grand mystère et une grande douleur. L'histoire dira quelle en fut la récompense. »

Voilà le testament politique du Père.

Ce qu'il faut dire de tout cela, nul n'en est meilleur juge que vous, Monsieur. J’assure seulement que tout cela est la vérité : qui vidit, testimonium, portibu, et illi soit quia vecu dicit.

À l'appui de ce qui précède, j'ai l'honneur de vous adresser par la poste un exemplaire de la lecture que j'ai faite à l'académie de Dijon sur le père Lacordaire. C'est exemplaire, j'ai dû l'emprunter pour pouvoir vous l'envoyer car je n'en ai pas un dont je puisse vous faire hommage à un titre définitif.

C'est pourquoi je vous prie de me le renvoyer après en avoir pris suffisamment connaissance.

Soyez assez bons pour relire aussi mes articles sur les lettres La Tour du Pin.

Cela dit, Monsieur, laissez-moi vous dire une fois de plus combien je suis respectueusement et profondément à vous.

Foisset

 

M. de Montalembert a été très frappé de la rareté et de la brièveté des lettres du Père Lacordaire à Mme Swetchine vers la fin. Il trouve la dernière partie de cette correspondance d'un intérêt bien inférieur aux lettres de 1836 et années consécutives. Je ne vois pas comment on peut sauver cela. Il y a pourtant de bien belles lettres notamment celle du 6 mai 1852 que je cite page 31 de ma brochure et que j'ai un peu mutilé pour que l'académie la laissât passer. Elle est adressée à Mme Swetchine.

1Eudoxie de La Tour du Pin ( ?-?).

2Jules de Polignac (1780-1847) avait été le dernier chef de gouvernement de Charles X. Il n'avait pu enrayer le mouvement qui devait conduire à la révolution de Juillet 1830.

3Hugues-Félicité Robert de Lamennais, écrivain et philosophe chrétien français. Ordonné prêtre en 1819, il était opposé aux doctrines gallicanes et considérait préférable de se tourner vers Rome pour résister aux prétentions du pouvoir civil. Ses idées en faveur des libertés favorisèrent le développement du catholicisme libéral. Ses écrits et son journal L'Avenir furent néanmoins condamnées en 1832 par Grégoire XVI (encyclique Mirari Vos). Abandonné par ses plus fidèles partisans, notamment Lacordaire et Montalembert, refusant de se soumettre, il fut à nouveau condamné par Rome pour ses Paroles d'un croyant, en 1834 (encyclique Singularis nos).

4Charles X (1757-1836), roi de France de 1824 à 1830.

5Quelen, Hyacinthe-Louis de (1778-1839), prélat. Ordonné prêtre en 1807, vicaire général de Saint-Brieuc puis de Paris, puis évêque in partibus de Samosate, il fut nommé archevêque de Paris de 1821 à sa mort. Il avait été, comme Lacordaire, Falloux et Montalembert un habitué du salon de Madame Swetchine.

6La Chaînée, propriété de F. de Lamennais dans les Côtes d’Armor.

7Lammenais.

8Partisan de la monarchie constitutionnelle de Louis-Philippe qui régna de 1830 à 1848.

9Gioberti Vincenzo (1801-1852), prêtre, philosophe et homme politique italien, il avait été un des théoriciens du Risorgimento. Le 16 décembre 1848, il avait été nommé premier ministre du roi Charles-Albert. Critiqué sur sa gauche, il avait été contraint à la démission le 29 mars 1849. Nommé ambassadeur à Paris par Victor-Emanuel, il tenta en vain d'obtenir de la France une intervention en faveur de l'Italie. Ses attaques contre Pie IX, principal obstacle à l'unité italienne, lui vaudront d'être mis à l'Index.

10Le Sonderbund est une ligue composée de cantons catholiques conservateurs sécessionnistes, s'opposà en 1847 dans ce conflit à la plupart des autres cantons du pays qui défendent la Confédération suisse.

11Rappelons qu’au tout début de son pontificat, Pie IX s’avère libéral.

12Ozanam, Antoine Frédéric (1813-1853), italien d’origine, il effectua ses études secondaires à Lyon. Professeur à la Sorbonne (1844). Fondateur en 1833 de la Société de Saint-Vincent de Paul, en 1848, il créa, avec l’abbé Maret et le P. Lacordaire, L'Ere Nouvelle, journal catholique et démocrate .


 


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «21 janvier 1864», correspondance-falloux [En ligne], Second Empire, Année 1852-1870, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES, Année 1864,mis à jour le : 08/07/2021