CECI n'est pas EXECUTE 12 mai 1854

Année 1854 |

12 mai 1854

Charles Brifaut à Alfred de Falloux

Paris, le vendredi 12 mai 1854

Si je ne vous ai pas encore répondu, mon cher Alfred, c’est que je voulais vous donner des nouvelles de notre monde et que nous sommes encore dans le chaos. J’ai beau crier : Fiat lux ! comme je ne suis pas Dieu, la lumière ne se fait pas. Je ne vois clair que dans les affaires de votre protégée1, qui est classée pour un prix, aux dires de Monsieur de Ségur, et qui le mérite bien. Vous m’avez tiré des larmes des yeux en me faisant le récit des belles actions quotidiennes de cette femme si doucement possédée du génie de la charité. Je suis dans l’étonnement de la médiocrité de sa fortune et de la multitude de ses bonnes œuvres. Un de nos grands plaisirs à nous autres de l’académie, c’est de voir combien la France compte encore de vertus dans son sein et de pouvoir les couronner.

Quand vous goûterez ce plaisir-là, ce qui ne tardera pas si justice se fait, vous m’en direz des nouvelles, mon cher seigneur. En attendant je voudrais bien aller voir et faire ma cour à celle qui fait votre bonheur. Quand je veux mettre mon imagination en frais, c’est pour elle et pour vous. Je vous vois tout deux en perspective : je me figure que je vais à vous en poste, que j’arrive à votre porte, que me voilà dans votre salon ; et les embrassements. Quelle joie pour moi ! Il ne manque jamais plaisir que la réalité. Hélas, j’ai beau vous désirer, vous avez beau me demander : si je suis dans les appelés, je ne suis pas dans les élus, et voilà ma peine. Figurez-vous, très cher ami, qu’une simple course jusqu’au bois de Boulogne me fatigue à mourir. Je ne suis plus capable de rien, excepté d’aimer. Aussi est-ce la chose la plus facile quand il s’agit de vous et de votre autre vous. Mais pour aller à vous, nescio vos, un léger grand mérite à ne pas me plaindre de la providence qui a mis l’embargo sur ma pauvre locomotive ; mais je suis de ceux dont les murmures ne s’élèvent jamais contre elle. Tous les matins je dis au maître de tout : mon dieu, je vous remercie de tout le bien que vous me faites, comme de tout le mal que vous ne m’envoyez pas.

À la vérité, si les murmures sont défendus, les regrets ne le sont pas. Jugez des miens. Le seul moyen de les adoucir c’est de continuer notre petite intrigue épistolaire. Ces intimes échanges des pensées du cœur, sont ma dernière ressource, j’y tiens comme à mon reste bonheur. C’est le fond du vase où je bois le nectar. Vous n’aurez de moi aucune nouvelle de la guerre et de la paix, des disputes de nos journaux ni des pièces de théâtre. Tout cela est rayé de mes papiers. Je ne m’inquiète plus de rien que de vivre en paix avec nos voisins et surtout avec moi-même, laissant la folie mener le monde puisque le monde veut être mené par elle. Ma philosophie est celle du bon Dieu qui disait : je n’ai plus rien de commun avec mon siècle depuis que j’ai jeté le mouchoir à la dernière belle de ma connaissance : la Raison. On ne peut pas dire qu’elle est belle, mais il faut convenir qu’elle est bonne. Expliquons-nous pourtant : ce n’est pas la déesse raison que je prône. Je la laisse à ses adorateurs renouvelés de 93. Adieu, mon cher Alfred. Croyez à la durée des sentiments plus fidèles comme du plus ennuyeux de vos amis.

Brifaut

1?


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «12 mai 1854», correspondance-falloux [En ligne], Année 1852-1870, Second Empire, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES, Année 1854,mis à jour le : 14/12/2021