CECI n'est pas EXECUTE 27 août 1859

Année 1859 |

27 août 1859

Prosper Guéranger à Alfred de Falloux

Abbaye de Solesmes1, 27 août 1859

Mon très cher ami,

Votre demande tardive au sujet des lettres de Madame Swetchine m’embarrasse d’autant plus que je suis hors d’état d’y satisfaire. Après avoir lu l’article du Correspondant dans lequel le père Lacordaire affectait de ne pas m’accorder même la dernière place parmi ceux que notre simple amie honorait de ses bontés, je dus croire que mes relations avec elle devaient être passées sous silence dans la publication qui se préparait. D’autre part, ne recevant ni demande, ni avis, durant le long temps qui s’est écoulé depuis le jour où Dieu a appelé à lui cette âme qui lui avait tout sacrifié, je dus me confirmer dans cette manière de voir, et j’ai pris des engagements pour la publication de quelques unes des pages dont je suis dépositaire, de celles qui peuvent intéresser le public catholique. Je suis donc au regret de ne pouvoir vous accorder ce que vous désirez, tout en demeurant persuadé que la biographie que vous nous donnerez bientôt sera assez riche par elle-même, pour que mon humble épisode n’y fasse pas défaut. Allez donc de l’avant ; je suis sans prétentions, mais je n’oublierai jamais deux choses : la première, que c’est dans le salon de Madame Swetchine que j’ai fait votre connaissance ; la seconde, que c’est à vous que je dois d’avoir reçu ses adieux à Solesmes.

Vous parlez de nos dissidences, mon cher ami ; elles sont réelles ; mais elles ne me feront jamais oublier non plus les services signalés que vous avez rendus à l’Église et à la société dans les mauvais jours. Vous savez du reste que je ne suis pas un homme politique ; mes dissidences avec vous sont sur un autre terrain. Vous détestez l’Univers, je le crois utile ; vous favorisez le Correspondant, je l’estime dangereux : en amour, je regrette cette concorde qui nous unissait à l’époque où vous écriviez Saint Pie V2, et je suis persuadé qu’au ciel Madame Swetchine prie pour le retour de cette cordiale entente.

M. de Juigné3 m’a fait vos commissions. Je n’ai pu prendre l’engagement de ne pas critiquer les deux nouveaux volumes de Monsieur de Broglie4 ; loin de là, je me crois obligé de le faire. Quant au père Lacordaire, il s’est tristement oublié à mon endroit ; je serais disposé à faire bon marché de ma personne ; car enfin, de grosses injures ne sont pas des raisons ; mais la doctrine est en jeu et le devoir sera rempli. Les personnes ne sont rien ; la doctrine est tout.

Vous penserez, en lisant ceci, mon cher ami, que je suis peu de mon siècle, où l’on est généralement assez coulant. Cette rudesse sent un peu le froc ; mais je me reprocherait d’être autrement au milieu de cette Babel où nous sommes. Pardonnez-moi de n’être pas tout à fait avec vous ; je ne le puis ; mais en même temps, croyez toujours à la sincérité des sentiments que je vous conserve, et dont je vous prie aujourd’hui, mon très cher ami, d’agréer la nouvelle et cordiale expression.

Fr Prosper Guéranger, Abbé de Solesmes

1Dans la Sarthe.

2En 1840, Falloux avait publié son premier ouvrage, Histoire de Saint Pie V.

3Juigné, Charles Léon Ernest Le Clercl, marquis de (1825-1886), homme politique. Propriétaire du château de Juigné-sur-Sarthe (Sarthe), il était membre de l'Assemblée nationale du 8 février 1871 où il siégeait avec les légitimistes; il était inscrit à la réunion Colbert et à celle des Réservoirs. Le comte et le marquis sont cousins. Plus modéré que son cousin, le marquis est un proche de Falloux. Sa fille Madeleine (1847-1934), était, depuis 1866, l’épouse d’Antoine de Castellane, fils de Pauline de Castellane.

4Il s’agit des deux premiers volumes publiés en 1857 par Albert de Broglie, L’Église et l'Empire romain au IVe siècle.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «27 août 1859», correspondance-falloux [En ligne], Second Empire, Année 1852-1870, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES, Année 1859,mis à jour le : 23/07/2022