CECI n'est pas EXECUTE 23 janvier 1866

Année 1866 |

23 janvier 1866

Hilaire de Lacombre à Alfred de Falloux

Orléans 23 janvier 1866

Cher Monsieur,

Mgr [Dupanloup] est arrivé avant-hier de Paris où son séjour a été excessivement court à cause d’une petite indisposition qui l’a obligé à revenir. Il n’a donc pas vu grand monde. Les impressions sur l’état général des choses n’ont fait que se confirmer par ce qu’il a entendu : guerre systématique faite à la religion et à la société par la presse, le théâtre, toute la publicité officielle, etc. Jamais il n’a été plus pénétré de ces vérités que depuis quelques temps. Sur l’affaire de l’académie il ne sait rien de plus que ce que je lui avais moi-même raconté à mon retour de Paris. La candidature de Mgr Darboy1 est toujours dans la région des on-dit ; peut-être lui donnait-on plus la consistance qu’elle n’en a réellement, en s’en occupant trop ? Quoi qu’il en soit, Mgr [Dupanloup] est dans les dispositions que je vous ai dites, il pousse Monsieur de Champagny2 pour lequel il a déjà reçu l’adhésion de 9 académiciens.

À propos d’académie, l’induction que vous tirez de la retraite du père Gratry en faveur de Mgr Darboy est encore moins fondée, s’il est possible, que la rumeur qu’on vous avait transmise sur les dispositions de Mgr d’Orléans. Il n’y a pas entre les 2 faits la moindre corrélation. Dès le lendemain de la mort Monsieur Dupin3, le P. Gratry a écrit à différentes personnes, notamment à Mgr d’Orléans, il ne se présenterait pas, parce qu’il sentait que succéder à Monsieur Dupin juriste consulte et homme public n’était pas son affaire. Il était question alors que de Messieurs Troplong4 et Amédée Thierry5 ; le nom de Mgr Darboy n’a été prononcé qu’un mois après. Je vous garantis le fait. En dehors de mes propres souvenirs, j’ai interrogé ceux de Mgr d’Orléans. Il m’a tenu le même langage. J’ai vu le père Gratry à Paris au commencement du mois, je crois que je l’aurais fait tomber des nues si je lui avais communiqué le commentaire qui pouvait soulever son désistement et qui ne m’était pas même venu à la pensée.

Maintenant permettez-moi de vous dire que je ne vous ai attribué aucune responsabilité dans l’éloignement du père Gratry de l’académie ; j’ai seulement dit ou voulu dire ceci, c’est que si depuis longtemps les catholiques de l’académie avait entrepris une campagne sérieuse en faveur du père Gratry ils auraient décidé le succès d’une candidature qu’aurait ratifié l’opinion et qui de plus aurait tué ou ajourné celle de Mgr Darboy. L’académie aura de la peine à accueillir 3 soutanes en son sein ; si Mgr Darboy est élu il ajourne indéfiniment le P. Gratry ; et d’un autre côté la meilleure manière de combattre Mgr Darboy c’est de lui substituer des concurrents sérieux, on ne détruit bien que ce qu’on remplace. Il y a à l’académie une place qui peut encore être remplie par un prêtre : elle ne sera pas par Mgr Darboy si elle ne l’est pas par le père Gratry, et si celui-ci est élu, celui-là est pour longtemps impossible : je suis convaincu que si après la mort du père Lacordaire, après celle de Monsieur Biot6, les amis du père Gratry l’avaient vigoureusement mis en avant il l’auraient fait élire ; et, ce faisant, ils auraient servi l’académie devant le grand public qui, étranger et supérieur aux coteries, juge chacun selon ses œuvres, et par ricochet, ils auraient tué la candidature toujours pendante des archevêques de Paris.

Puisque je vous parle du P. Gratry, laissez-moi avec une franchise affectueuse vous épancher mon cœur sur lui.

Vous me dites, et j’en suis convaincu que vous n’êtes pas son adversaire ; mais vous ajoutez : « je regrette de ne pas trouver son caractère au niveau de son talent » se peut-il formuler un jugement plus sévère ? Connaissez-vous des actes qui le motivent ? Je le vois intimement quelquefois tous les jours depuis plus de 20 ans ; personne ne l’a suivi plus que mon frère et moi dans toutes les vicissitudes et tous les détails de sa vie ; je ne me rappelle rien qui appelle un arrêt aussi rigoureux. Je puis dire, au contraire, que le dédain de la fortune et de la force que vous avez eu la bonté de remarquer en nous, nous le lui devons en grande partie. Il a des manières, des enfantillages qui se mêlent souvent à sa candeur, des désirs immodérés et naïfs qui peuvent friser le manque de tact ; mais en quoi cela entraîne-t-il la dignité morale du caractère ? Quelles compromissions, quelles condescendances a-t-il eu ? Il n’est pas ambitieux, il n’a jamais flatté, il est utopiste mais sans bassesse ; dans tous ses discours et dans tous ses écrits il a flétri les événements d’Italie comme ceux de Pologne ; il a réclamé la liberté en France plus énergiquement encore qu’ailleurs. On peut regretter et je le fais de toutes mes forces qu’au lieu de suivre de grandes vocations philosophiques il se soit lancé dans les régions des applications politiques et sociales où il est inexpérimenté. Mais encore une fois si la haute et pleine intelligence de sa mission lui a été un peu dissimulé par le généreuse ardeur de ses théories, son caractère est demeuré sauf.je vous le demande sincèrement : si quelqu’un après avoir rappelé certains actes du père Lacordaire, ces discours de 1848 où il comparaît le pauvre Louis-Philippe à Balthazar, son attitude à l’assemblée, ses avances à la démocratie qui semblaient à la veille du triomphe, et contre laquelle d’autres, comme vous, et Monsieur Thiers offrait leurs poitrines et peut-être leurs têtes, son adhésion bruyante à la guerre d’Italie, son silence sur les malheurs de la papauté et son discours à l’académie etc. ajoutait : « je regrette qu’en lui le caractère n’ait pas été au niveau du talent ? «  Admettriez-vous ce jugement ?je ne le trouverais pas fondé par ce que ces inconséquences du père Lacordaire dans l’éclatante pureté et dans le splendide désintéressement de sa vie. Et bien, je pense que le père Gratry, par aucun de ses actes publics ne donnerait prise à pareille sévérité et qu’il aurait droit à la même appréciation.

Je vous demande pardon, cher Monsieur, de mon plaidoyer qui est déjà bien long. Et pourtant j’ajouterai encore un mot. À tort ou à raison le père Gratry est une puissance, il est le plus grand et peut-être le seul philosophe que le clergé ait produit en ce siècle : aujourd’hui tout jeune homme catholique et libéral, tout jeune prêtre n’est pas de l’école du Monde relève de lui ; il est lu à l’étranger autant qu’en France ; le général de Lamoricière, dans des lettres de Bruxelles où respire une admiration étonnante lui attribue en grand partie sa conversion. Monsieur Augustin Thierry7 lui a dû son retour vers l’église. Monsieur de Rémusat a étudié ses œuvres dans des articles de la Revue des deux mondes qu’il n’eut consacré à nul autre ; en un mot il s’est imposé à l’esprit humain. Cela étend avons-nous intérêt oui ou non à étendre sur ses imperfections le manteau des fils de Noé ? Pour moi, par politique et par justice ma réponse n’est pas douteuse nous ne sommes pas assez riches pour vous appauvrir, et n’ayant pas la quantité, tâchons d’avoir la qualité.

Je ne vous parle pas des nouvelles de Rome. On les dit très mauvaises. Les arrangements militaires et pécuniaires seraient pris et le pape aurait écrit deux lettres pour remercier.

Soyez bien auprès de ces dames l’interprète de nos hommages les plus respectueux et croyez bien, cher Monsieur, à ma tendre et fidèle amitié.

Hil[aire] de Lacombe

1Mgr Darboy, Joseph (1813-1871), archevêque de Paris depuis 1863 et sénateur. De tradition gallicane, Mgr Darboy faisait partie, aux côtés de Mgr Dupanloup, de la minorité des prélats qui souhaitaient le rejet de la définition de l’infaillibilité. Pris comme otage par la Commune, il sera fusillé le 24 mai à la prison de la Roquette.

2Champagny, François-Joseph-Marie-Thérèse Nompère, dit Franz, comte de (1804-1882), écrivain ultra-catholique. Il fut le collaborateur de l’ancien comme du nouveau Correspondant, de L’Ami de la Religion et de la Revue contemporaine.

3André Marie Jean-Jacques Dupin, dit Dupin aîné (1783-1865), jurisconsulte, magistrat, président de la Chambre, procureur général à la Cour de Cassation. Bien qu'orléaniste, il conservera son poste de procureur après le coup d'état ne démissionnant qu'après le décret relatif aux biens de la famille d'Orléans. Il  venait néanmoins de reprendre ses fonctions.

4Troplong, Raymond-Théodore (1795-1869), juriste. Membre de la Cour de Cassation (1835) et pair de France en 1846. Il fut promu premier président de la cour d’appel de Paris par le prince président en décembre 1848 et se rallia au coup d’Etat. Entré au sénat, il fut le rédacteur du rapport sur la restauration de l’Empire.

5Thierry, Amédée Simon Dominique (1797-1873), frère du célèbre historien Augustin Th., historien lui-même, préfet en 1830, maître des requêtes en 1838 et sénateur en 1860. Membre de l’Académie des sciences morales et politiques en 1841, il ne fut jamais élu à l’Académie française.

6Biot, Jean-Baptiste (1774-1862), scientifique. Entré à l'Académie française le 10 avril 1856, il était décédé le 3 février 1862.

7Thierry, Augustin (1795-1856), historien, secrétaire de St-Simon.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «23 janvier 1866», correspondance-falloux [En ligne], Second Empire, Année 1852-1870, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES, Année 1866,mis à jour le : 23/08/2022