CECI n'est pas EXECUTE 1871

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Armand Fresneau à Alfred de Falloux

Les Nouettes1, vendredi 11 [1871]

Cher ami,

Je regrette d’autant plus de ne pouvoir aller vous rejoindre au Bourg d’Iré qu’à l’époque où nous sommes il devient difficile de s’entendre par lettres sur les sujets délicats qu’il nous est impossible de ne pas aborder entre nous directement ou par allusion. Je vous assure que vos dernières nouvelles, vos dernières recommandations et justifications témoignent de préoccupations à mon égard qui n’ont rien de fondé. Je ne doute pas de votre résignation du calme parfait avec lequel vous envisagez les destinées de notre génération. Je n’ai pas douté un instant de votre sang-froid à ce sujet et personne moins que moi ne suppose que vous ayez besoin d’illusions et d’espoir à courte échéance pour vous soutenir dans la voie que la providence vous a tracée. Vous me feriez tort de votre côté si vous me croyez dévoré d’un besoin d’activité qui exclurait le sacrifice du présent et la juste appréciation de ses misères. L’activité telle que je l’entends et que j’en sens le besoin admet parfaitement la retraite, le refus de concours, le vide fait autour d’un ordre de choses indignes du pays. Non seulement je comprends ce genre d’action, mais je le pratique malgré les objections de ce qui m’entoure et je ne me sens pas disposé à y renoncer. Il est vrai qu’à moins de quelque incident (sur lequel vous ne comptez pas plus que moi), votre monarchie, comme vous dites, ajournée à trente ou quarante ans, retardée comme vous le dites encore, d’une génération sera précisément la monarchie de tout le monde, celle de la branche cadette devenue vraisemblablement par la force du temps la branche aînée. Je n’admets pas, je l’avoue, la retraite, l’isolement, le refus de concours pendant ce demi-siècle. Pas besoin d’activité ? Non, mais parce que c’en est fait des Bourbons et de la monarchie des Bourbons si la France l’attend un demi-siècle. L’empire a mes yeux c’est la décadence. Je n’y crois pas. Je crois encore à la monarchie, mais si la France était capable de l’attendre autant, mon bon sens me dit qu’elle l’attendrait davantage et que d’ici là la monarchie serait perdue sans retour ou greffée sur une dynastie qui ne serait ni la branche aînée ni la branche cadette.

Allons au fond de nos discussions et de nos malentendus depuis le 2 décembre. Vous me parlez depuis ce moment de séparation politique, disons-le mot, de différence de conduite, de carrière, de destinée. Pourquoi ? Parce que je me suis rapproché plus que vous du pouvoir des affaires, des hommes du jour, de l’activité politique enfin ? Au contraire. Parce que je me suis rapproché des Orléanistes les considérant comme les héritiers présomptifs de ceci, m’éloignant au contraire des trappistes dont les espérances par cet événement m’auraient semblé éloignées ou détruites. Le besoin d’action opposé à votre calme, à votre repos, ne peut s’entendre que de l’une ou de l’autre de ces deux tendances et ne me voyant pas la première, vous m’avez dit très positivement et très clairement à Paris que vous me supposiez la seconde. De là évidemment cette comparaison (qui revient dans votre lettre) de votre langage avec celui des abbés qui détournent les novices des vœux de chasteté etc. je ne puis m’expliquer autrement la singularité qui fait que vous me déléguez la part de Marthe, à moi qui pratique et conseille l’éloignement des affaires et des hommes du jour, vous assignant celle de Marie, vous qui n’avez la même répulsion ni dans votre langage, ni dans vos actes, satisfait que vous êtes et non résigné. Hé bien vous n’êtes pas juste, cher ami, pardonnez-moi de le dire, en me concédant avec une sorte d’indulgence cette versatilité ambitieuse reconnaissant que vous êtes voué à l’ascétisme du cénobite et moi à l’habileté simple mais souple de l’ordre religieux resté dans le monde. Je suis pour le moment du moins plus austère que vos conseils et surtout qu’un très grand nombre des réguliers de votre ordre. Mais je reconnais bien volontiers que je ne crois pas au retour de la monarchie différée jusqu’à la génération prochaine, jusqu’à l’expiration des trente ou quarante de vie réservées à Monsieur le comte de Chambord. Vous êtes vous et vos amis (non pas plus que nous, mais autant que nous tête et cœur de la bourgeoisie) la partie indépendante, élevée et vraiment noble de la société. Si vous faiblissez, si un trop grand nombre de vos réguliers attend les miséricordes de la providence dans les antichambres de M. de P. ou autres, et cela en haine et de peur de princes qui sont la réalité de la maison de Bourbon, d’hommes qui sont encore l’illustration de leur pays… oui certes, mon ami, je n’attendrai pas un demi-siècle pour choisir entre une humiliation et un danger, entre la décadence impériale et une restauration de la royauté de juillet. i.e. repousse l’une et l’autre espérant encore dans ce qui reste de dignité, de noblesse et de bon sens à notre vieille aristocratie et à l’élite de notre bourgeoisie moderne. Mais si Monsieur le comte de Chambord n’est pas suivi, si les classes indépendantes s’abaissent il faudra assurément avant un demi-siècle travailler à constituer un gouvernement en dehors d’elles ; elles se seront annihilées en perdant leur prestige moral. J’écarte de ma pensée cet avenir. Mais s’il nous est réservé je l’accepterai sans sourciller. Je ne trouve aucune humiliation à partager en essayant de l’améliorer le sort de son pays. C’est un devoir. La faiblesse consiste à se décourager avant l’heure, à accepter l’ère de la décadence avant d’avoir épuisé tous les moyens d’y soustraire son pays. La faute capitale serait de laisser par défiance ou par répugnance le fardeau de l’honneur et de la civilisation du pays à des hommes qui en seront, je le reconnais, selon toute probabilité, écrasés quand on leur en aura abandonné le monopole. En ce sens, je regrette profondément vos moyens comminatoires. Notre dissentiment est là. Je ne suis pas plus orléaniste qu’il y a six mois ; je suis moins actif que vous ; j’attends l’arme au bras qu’il y ait quelque chose à faire quant à l’avenir, il est très certain que je ne serai pas, à la fois légitimiste et agent de Bonaparte, et très certain encore, qu’excepté cela, je serai quelque chose. Quoi ? La manœuvre selon les tempêtes. A vous toujours et de toute mon âme quoiqu’il arrive.

Armand (Fresneau)

 

1Château situé à Aube dans l'Orne appartenant à la famille de Ségur.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «1871», correspondance-falloux [En ligne], 1871, CORRESPONDANCES, Troisième République, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES,mis à jour le : 28/09/2022