CECI n'est pas EXECUTE 12 novembre 1871

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12 novembre 1871

Clothilde de La Ferté-Meung à Marie de Falloux

Maîche1, Doubs, ce 12 novembre 1871

Chère Madame, je suis sûre que vous pensez encore quelquefois à nous, vous devez nous trouver inexcusable de ne jamais vous avoir demandé à vous de nouvelles de vous, de Loyde et de Monsieur de Falloux depuis de si longs mois. Je vous assure que nous n’essayerions pas de nous excuser davantage si nous n’avions mené une vie tant soit peu tranquille depuis le jour tellement éloigné où j’ai reçu une dernière lettre de vous. Mais vraiment si vous saviez comment s’est passé notre temps depuis, vous seriez certainement tentée de nous défendre contre vous-mêmes. Je dois d’abord commencer par vous dire que maman2 dont le plus grand plaisir serait de se rapprocher elle-même du Bourg d’Iré, souffre beaucoup des yeux et doit, après s’être terriblement fatiguée tout l’hiver dernier à écrire en Amérique pour obtenir des secours pour nos provinces ravagées, s’interdire maintenant presque toute correspondance. Cela fait que je dois la remplacer presque toujours et comme nous n’avons presque pas cessé de changer de place depuis le mois de mai, je n’ai pu le faire que très imparfaitement et les malheureuses lettres sont presque toujours restées sur le carreau. Maintenant encore nous sommes loin d’être définitivement installées ici puisque arrivées depuis 15 jours nous repartons la semaine prochaine pour La Roche3, mais je ne peux pas attendre plus longtemps avant de venir vous demander de me pardonner enfin mon long silence et de me donner des chères nouvelles du Bourg d’Iré. Nous avons su seulement en passant à Paris par les Cochin je crois que Monsieur de Falloux avait été à Versailles, y avait vu Monsieur Thiers, lui avait parlé comme si peu de gens le font malheureusement et que sa santé ne souffrait pas trop en ce moment. Mais maman aimerait beaucoup avoir la confirmation de ces nouvelles passables, et elle voudrait beaucoup savoir comment vous, chère Madame, et Loyde, vous trouver au commencement de cet hiver qui s’annonce comme tout aussi rigoureux que son prédécesseur. Pour nous, nous avons donc mené comme je vous le disais la vie la plus errante du monde. Tout notre séjour en Belgique s’est passé en course dans notre famille extrêmement nombreuse en ce pays et qui nous réclamait d’autant plus que nous y venons maintenant si rarement. Revenues à Paris le 16 août, nous y avons passé un mois avec mes sœurs dont l’une était au Sacré-Cœur4 et l’autre5 à Versailles que nous avions si soif de revoir après une année entière de séparation. Plusieurs fois pendant ce temps Élisabeth m’a mené avec elle à l’assemblée et cela m’intéressait au plus haut degré comme vous pouvez le penser. Combien de fois nous avons regretté l’absence de Monsieur de Falloux. Sa place était tellement marquée et si terriblement vide dans cette pauvre assemblée comme aussi une autre présence6 hélas mais qui ne pourra jamais revenir celle-là, élever et fortifier ceux qui en auraient tant besoin pour soutenir leur lourde tâche. Restait le mois de septembre et d’ octobre ; nous avons été voir mon oncle de Mignecourt dans ces malheureuses Ardennes et toujours occupées par les Allemands. Un détachement teuton remplissait la ville, et l’officier demeurait avec nous au château. Cela fait bien mal de voir encore leur affreux casque pointu au milieu des ruines qui sont accumulées d’une manière si cruelle à Mézières, Bazeilles et ailleurs, et si près de Sedan. Et pour ceux surtout qui ont la perspective de les garder encore deux années, cette vue est vraiment difficile à supporter avec quelques patientes. Après les Ardennes et une première visite chez mon oncle Werner dans le nord nous sommes enfin venus ici en passant par une terre de mon beau-frère appelé Saint-Just-en Chevalet7 est placé sur le penchant des montagnes de l’Auvergne dans un magnifique pays. Notre premier retour dans cette pauvre Franche-Comté que papa aimait tant a été cruellement triste et malgré l’amertume avec laquelle la réalité de son absence fait chaque jour sentir, on ne peut quelquefois arriver à croire qu’il nous ait vraiment quitté pour tout le reste de notre vie. Je vous en prie, chère, chère Madame priez quelquefois le bon Dieu qu’il adoucisse pour cette pauvre maman l’amertume si grande du nouveau retour qui l’attend à La Roche !nous y serons dans quelques jours mon beau-frère, Élisabeth et Monsieur Foisset ces nous y rejoindrons bientôt ce dernier afin de s’occuper avec mon beau-frère de tant de chers papiers que nous devons retrouver là. En attendant nous faisons ici un séjour qui sans la douleur que tant de souvenirs viennent réveiller pour nous, serait rendue très agréable par la beauté et la bonté de ces chères montagnes de Franche-Comté. Si vous saviez combien les gens sont encore bons et patriotiques, ici ! Croiriez-vous que depuis le meurtre des otages à Paris les vocations ecclésiastiques ont beaucoup augmentés, une foule de jeunes gens de ces montagnes entrent au séminaire et chez les jésuites en s’écriant « qu’ils voulaient combler le vide, laissé par la mort des martyrs » n’est-ce pas consolant et cela ne donne-t-il pas de l’espoir quand même pour la pauvre chère France ? Ensuite le pays est vraiment ravissant. Pendant la première semaine de notre séjour nous avons joui de toute la beauté des teintes d’automne mélangées à nos sombres forêts de sapins sur les rives du Doubs et maintenant qu’une neige étincelante recouvre forêt, pâturages et rochers par le plus beau soleil du monde c’est une vraie splendeur ! Je suis si fâché que vous ne puissiez le voir car je suis sûr que vous et Loyde l’aimeriez. Cependant cela vous paraîtrait peut-être un peu froid et la course de quatre heures en traîneau que nous devons faire pour retrouver le chemin de fer et qui me réjouit excessivement d’avance, ne vous offrirait peut-être pas beaucoup de charme !

Mais chère Madame, je dois vraiment vous demander pardon de vous parler si longtemps de nous, et surtout cesser bien vite cette lettre afin qu’elle puisse partir et permettez-moi je vous prie de me dire toujours votre bien affectionnée et dévouée.

Madeleine8

1Le château de Maîche, dans le Doubs, appartient à de Ch. de Montalembert qui y séjourne très souvent jusqu'à sa mort.

2Marie-Anne Henriette dite Anna de Montalembert, née de Mérode (1818-1904), veuve de Charles de Montalembert avec qui elle s'était mariée en 1836.

3La Roche-en-Bresnil, commune de Côte d'Or, où se situe le château des Montalembert.

4Catherine de Montalembert (1841-1926) religieuse et supérieure du Sacré Cœur.

5Élisabeth de Meaux née de Montalembert (1837-1913), épouse de Camille de Meaux.

6Charles de Montalembert, son père décédé l’année précédente.

7Département de la Loire.

8Madeleine de Montalembert (1849-1920).


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «12 novembre 1871», correspondance-falloux [En ligne], Troisième République, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES, 1871,mis à jour le : 08/10/2022