1871 |
23 décembre 1871
Jules Janin à Alfred de Falloux
Passy, le 23 décembre 1871
Cher seigneur !
Pour obéir à vos désirs et pour ne pas déplaire à Mgr l’évêque d’Orléans, j’ai fait avant-hier un suprême effort, je me suis traîné dans ces longues salles de l’académie à chaque pas douloureux, il me semblait que c’était le dernier et je pensais que j’avais perdu le bon moment d’entrer à l’académie. Il n’y a que les heureux de ce bon monde. : (Pauci, quos aequus amavit. Jupiter 1…) qui n’arrivent pas trop tard à ces fêtes de la poésie.
Hélas ! J’ai compris ce jour-là que j’étais désormais incapable d’accomplir les devoirs acceptés. Je suis arrivé à l’heure même où Monsieur Guizot très éloquent, réfutait les arguments de Mgr l’évêque d’Orléans, j’ai compris la vanité du projet que j’avais formé. Opposer à Monsieur Littré2, tout-puissant par le mérite et le talent, un brave homme, il est vrai, mais parfaitement inconnu de l’académie est un projet malheur.
Monsieur Littré est déjà nommé à l’unanimité académique, et puis, le dirai-je, il me semble en ce moment que je ferai une action mauvaise en élevant ces tristes obstacles.
Monsieur Guizot a donc très bien parlé, soutenu par Monsieur de Sacy3, en même temps j’ai cherché, mais en vain, à rallier quelques voix autour de mon protégé. Peu de gens le connaissent aucun ne veut voter pour lui et je lui donnais un assez mauvais conseil. Il en aura bien de la peine, il est très malheureux, en ce moment. Sa jeune et charmante femme qui l’accompagnait dans ses courses à travers les neiges, a gagné une pleurésie ; elle est en proie à la fièvre et si elle venait à succomber, il n’y aurait pas d’histoire plus déplorable en toutes les quatre nations. Moi, cependant je suis malade et je me traîne appelle, avec ce grand souci de savoir s’il me faudra renoncer à la plus grande récompense de ma vie, à l’honneur, au bonheur de voter pour Monsieur le duc d’Aumale, et de vous prouver, ô mon fidèle ami, que je suis tout à fait dans les opinions dont vous êtes la force et l’honneur.
Agréez avec bonté, mon obéissance et mes respects.
Jules Janin
1Les hommes, en petit nombre, que Jupiter a aimés (VIRGILE, Énéide, liv. VI, v. 129).
2Émile Maximilien Paul Littré (1801-1881), lexicographe, philosophe et homme politique. Célèbre pour son Dictionnaire de la langue française, sa candidature en 1963 fut âprement combattue par Mgr Dupanloup qui lui reprochait son athéisme. Il sera néanmoins élu le 30 décembre 1871, ce qui avait amener Mgr Dupanloup à donner sa démission en signe de protestation.
3Sacy, Samuel-Ustazade-Silvestre de (1801-1879), écrivain et homme politique français, il fut nommé conservateur à la Bibliothèque Mazarine en 1836. Fils du célèbre orientaliste, il fut critique littéraire au Journal des Débats où il rédigea une grande partie des articles politiques jusqu'au coup d’état du 2 décembre se consacrant alors uniquement aux questions littéraires. Élu à l’Académie française en 1854, il entra au Sénat en 1865 bien qu’il ait été élu comme opposant au régime impérial.
