CECI n'est pas EXECUTE 10 janvier 1872

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10 janvier 1872

Alfred de Falloux àErnest de La Rochette

10 janvier 1872

Cher ancien collègue1

Je ne veux point que vous m’ayez tendu la main sans vous la serrer de nouveau et de bien bon cœur !

Nous ne pourrions prolonger utilement par correspondance une discussion qui pourrait vous devenir importune mais permettez-moi seulement quelques mots qui ne vous demandent que votre attention sans réponse.

Vous me dites que j’ai tort de lutter contre la pensée exprimée du roi et vous soulignez l’exprimer. Votre thèse aboutit donc toujours à ceci : quand le roi a parlé, il n’y a plus que l’obéissance passive. Alors qu’est-ce que c’est que l’absolutisme pur si ce n’est pas cela ?

Vous me dites : nous ne voulons plus rien de la Révolution ni des idées prétendues modernes, ni son drapeau. Vous allez ainsi beaucoup plus loin que le comte de Maistre2 qui a été le maître de ma jeunesse, qui demeure l’admiration de mes vieux jours, et qui est admis sans contestation comme le philosophe le plus catholique et l’antagoniste le plus ferme de toutes les déviations religieuses ou monarchiques. Et bien, c’est M. de Maistre qui a dit, en 98 ou 99, et qui a constamment répété depuis : «  nous nous sommes d’abord trompés sur la Révolution, nous avons cru que ce n’était qu’un événement, c’était une époque » Permettez-moi de vous dire, mon cher ami, que s’inscrire contre cette parole, que refuser de faire un choix dans les idées saines et les idées fausses qui s’appellent la révolution, ou la société moderne, c’est entreprendre l’impossible et vouloir endiguer l’océan avec le creux de la main. Tout le débat est donc dans le triage à faire du vrai et du faux, dans la part à accorder aux revendications équitables et aux concessions dangereuses. Pour mon compte, je maintiens que le drapeau n’était point, en lui-même, un péril et qu’il était plutôt la garantie pour des institutions fortes.

Enfin, vous croyez que la ligne de M. Berryer n’a rien produit. Je pourrais me borner à vous répondre en vous demandant ce qu’a produit la ligne du duc des Cars3, mais ce ne serait là qu’une représailles et le temps ne comporte guère les satisfactions de malice. Permettez-moi de vous dire seulement ici ce que j’ai eu sur le bout de la langue mercredi soir, et ce que j’ai supprimé parce que M. de Carayon4 venait de m’apprendre qu’il y avait ce qu’il appelait des orléanistes parmi mes auditeurs. La ligne de M. Berryer a mis deux fois M. le comte de Chambord en mesure de tendre la main pour recevoir la couronne et deux fois M. le comte de Chambord s’y est refusé. La première fois en 1850, lorsque nous sentions que le coup d’État était imminent et que M. Molé, M. Guizot, M. de Tocqueville et tout ce que ces noms représentaient dans le pays adhéraient pleinement au retour de la monarchie légitime. La seconde fois, le 5 juillet 1871, lorsque le comte de Paris et le duc de Chartres5 allaient partir pour Bruges. M. Berryer n’existait plus, mais sa ligne lui survivait, et c’était elle qui avait obtenu la visite des princes, sans conditions et avec la pleine approbation de la grande majorité de l’Assemblée. On peut soutenir, si l’on veut, que Monsieur le comte de Chambord a bien fait de briser deux fois des situations si voisines du succès ; mais on ne peut pas dire, que la ligne qui avait amené ces deux situations n’a jamais rien produit. Merci en tout cas, mon cher ami, de votre cordiale réponse ; j’y suis bien sensible et je vous en remercie de tout cœur.

Falloux

1Réponse à Ernest de La Rochette.

2Maistre, Joseph de (1753-1821), philosophe. Savoyard, il était sujet du roi de Piémont-Sardaigne. Magistrat au Sénat de Savoie comme son père, il quitta la Savoie à l'arrivée des troupes françaises en septembre 1792 et se réfugia en Piémont puis en Suisse. Il publia, en 1797, son premier ouvrage Les considérations sur la France. Rentré en Italie en 1799, il fut chargé par le roi de Sardaigne de le représenter auprès du tsar. Il resta en poste à Saint-Pétersbourg jusqu'en 1817. Revenu en Italie, il mourut à Turin. Auteur de plusieurs ouvrages, Essai sur le principe générateur des constitutions politiques (1814), Du Pape (1819) et Les Soirées de Saint-Pétersbourg (ouvrage publié en 1821 peu après sa mort), De Maistre, comme De Bonald, refusa tout compromis avec les principes nouveaux issus de la révolution. Mme Swetchine et Joseph de Maistre avaient lié connaissance en Russie.

3Amédée François Régis de Pérusse, duc des Cars (1790-1868), militaire, il participa à l'expédition d'Espagne en 1823 et à la conquête de l'Algérie en 1830; Pair de France en 1825, il était un légitimiste ardent.

4Carayon-Latour, Philippe Marie Joseph (1824-1886), homme politique. Il fut élu député légitimiste de la Gironde à l'Assemblée nationale de 1871 et réélu jusqu'en 1878 date à laquelle il fut nommé membre du sénat où il siégea à l'extrême droite.

5Robert d’Orléans, duc de Chartres (1840-1910).


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «10 janvier 1872», correspondance-falloux [En ligne], Troisième République, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES, 1872,mis à jour le : 17/10/2022