CECI n'est pas EXECUTE 23 août 1872

1872 |

23 août 1872

Clothilde de La Ferté-Meung à Alfred de Falloux

Le Marais1, 23 août 1872

Avec quelle joie je vous ai retrouvée très chère amie, par cette bonne et longue lettre dans laquelle vous me donnez enfin de bien meilleures nouvelles de votre chère santé. Cette lettre m’est arrivée avec quelque retard car j’avais quitté Maintenon2 quand elle est venue m’y chercher. Mais je me suis hâtée de transmettre à qui de droit le jugement si favorable que vous portez sur le discours du duc de Noailles. Il y sera très sensible. Ce discours nous a fait le plus grand plaisir. Un éloge public est une solennelle justice rendue aux frères et aux martyrs, puis à l’armée. C’est rendre hommage à ceux qui seuls peuvent sauver la France, si elle n’est pas perdue sans retour ! Je suis, je vous l’avoue, très sévère pour l’assemblée qui manque à sa mission en se séparant sans avoir contraint Monsieur Thiers à renvoyer les hommes du 4 septembre et à s’entourer de conservateurs. Au lieu de cela on s’est laissé duper et endormir volontairement, mais qui donc en ce triste temps ne manque pas à sa mission ! Il n’y a que le Saint-Père, qui demeure immobile dans la persécution. Il restera la grande figure destinée à planer tandis que tout et tous s’effondrent. Voilà donc les jésuites expulsés. Ah ! Monsieur de Bismarck3 est brave, il ne craint pas même les foudres de la colère divine ! Je vous avoue que je redoute que les trois empereurs ne ratifient la confiscation de Rome par Victor Emmanuel4. Cela n’empêchera pas que la justice de Dieu ait son heure, mais sonnera-t-elle avant que nous ayons quitté cette triste terre ? Quelle est la grandissime visite qu’attend la princesse Wittgenstein5 ? Est-ce la reine de Prusse. Que savez-vous d’Elie de Gontaut6 ? Quelle triste situation que la sienne. Être à Berlin tandis que la France demeure en dehors des grandes affaires qu’on y traitera et en sera peut-être la victime ! La vie des députés est vraiment sans repos, voilà donc Antoine et Madeleine7 en route pour le Cantal8 ? J’apprends avec une grande satisfaction pour vous que vous aurez Monsieur de Falloux en septembre. Combien nous jouirions de prendre part à cette douce réunion. Le plaisir de le voir et de causer avec lui est trop rare, et cependant que n’aurions nous pas à nous dire ! Mais la vie de chacun est absorbée par des devoirs et des intérêts et ce qui attirerait le plus est sacrifié. Ainsi passe le temps et il s’enfuit rapidement. Le mois de septembre est aussi celui où nous sommes nombreux. La chasse pour les hommes ; ma nièce et son mari attireront des amis, et nous attendons quelques-uns des nôtres. Les d’Ayen9 nous arrivent lundi prochain avec leurs chers enfants que j’ai trouvé florissants à Maintenon. J’y ai vu Monsieur Mallac qui viendra nous retrouver ici à la fin de septembre. Il est bien sombre, toujours aussi irrité que moi contre le petit César de Trouville et sa façon de jouer au soldat. Il ne tardera pas à être trouvé ridicule par ceux qui l’encensent aujourd’hui. Il me produit l’effet d’un grotesque! Ces odieuses nominations de préfets en même temps que Monsieur Saint-Marc Girardin10 avait la niaiserie d’écrire que la majorité l’avait reconquis pour son chef déconsidérant et le gouvernement et cette majorité si facile à tromper. Les princes d’Orléans me paraissent à fond de cale. Les bonapartistes en baisse. Qui donc nous sauvera ? Je crains bien que nous ne soyons pas destinés à l’être. Parlons chère amie, de vous, du mieux que vous éprouvez, cela reposera doucement mon cœur. Je suis contente de votre consultation à Tours. Vous vous soignez bien n’est-ce pas ? Vous l’êtes par Madame votre fille ce qui est pour vous et pour elle une grande douceur. Veuillez la remercier du souvenir qu’elle a la bonté de me conserver et me rappeler au sien. Je vais mieux, mais je ne suis pas encore tout à fait remise. C’est difficile par le temps qui court. Je vous serais reconnaissante de me rappeler à Monsieur l’abbé Couvreux, j’espère que le doux repos de Rochecotte lui fera du bien. A-t-il des bonnes nouvelles de l’évêque11 ? À vous très chère amie. Écrivez-moi encore. Je vous serre tendrement sur mon cœur. Mon mari me charge pour vous de ses plus affectueux souvenirs et hommages.

Mise La Ferté Meung

1Demeure de la marquise La Ferté-Meung dans la Nièvre.

2Demeure des Noailles, dans l’Eure.

3Bismarck, Otto Eduard Leopold von (1815-1898), homme d'état allemand. Il devint le premier chancelier (1871-1890) de l'Empire allemand.

4Victor-Emmanuel II de Savoie (1820-1878), prince de Piémont, comte de Nice et roi de Sardaigne de 1849 à 1861, il fut le premier roi d'Italie de 17 mars 1861 jusqu'à sa mort.

5Sayn-Wittgenstein, Léonille, née Bariatinsky (1816-1918), princesse d'origine russe, orthodoxe, elle avait été converti au catholicisme romain par Mgr. Dupanloup.

6Gontaut-Biron, Élie de, vicomte (1817-1890), diplomate et homme politique. Il avait effectivement été un habitué du salon de Mme Swetchine. S'occupant d’œuvres charitables sous l'Empire, il était entré en politique après le 4 septembre, se faisant élire en 1871 représentant des Pyrénées Orientales. Siégeant à droite, il se fit inscrire aux réunions Colbert et des Réservoirs. En janvier 1876, il sera élu au Sénat dont il sera membre jusqu'en 1883. Entre temps, il avait été nommé par Thiers ambassadeur à Berlin, poste qu'il occupa du 4 janvier à sa démission en décembre 1877. Rentré dans la vie privée en 1882, il publia quelques articles remarqués dans le Correspondant, notamment (25 octobre 1889) contre l'alliance des monarchistes et des boulangistes.

7Madeleine de Castellane (1847-1934), née Leclerc de Juigné ; épouse d’Antoine de Castellane.

8Antoine de Castellane était député du Cantal.

9Paul de Noailles est duc d’Ayen.

10Marc Girardin, dit Saint-Marc Girardin (1801-1873), professeur, écrivain et homme politique. Député sous la monarchie de Juillet (1834) sous la Seconde république, en 1848, il avait été élu à l'Assemblée nationale du 8 février 1871. Conseiller d'état, il fut ministre de l'Instruction publique sous la monarchie de Juillet, de 1845 à 1848. Collaborateur de la Revue des deux mondes, il était membre de l'Académie française depuis 1844.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «23 août 1872», correspondance-falloux [En ligne], Troisième République, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES, 1872,mis à jour le : 21/10/2022