CECI n'est pas EXECUTE 4 janvier 1864

Année 1864 |

4 janvier 1864

Gustave de Beaumont à Alfred de Falloux

4 janvier 1864

Mon cher ami,

J'aurais voulu vous aller chercher au Bourg d'Iré, et en profitant de la gracieuse invitation de Mme de Falloux, faire un charmant voyage qui eut été tout entier selon mon cœur, mais ma jambe quoiqu'en en excellent train de guérison n'est pas encore bien solide (surtout quand je la mène en voiture); cela m'a fait hésiter voilà la cause de mon retard à vous répondre. Cette course eut d'ailleurs été une infraction grave au règlement de mon école, par lequel je suis tenu à deux classes par jour. Cette classe devient sérieuse puisque mon fils est en seconde; ayant entrepris cette tâche il faut que je la poursuive jusqu'au bout. Mon vif désir de passer quelques bons moments avec vous m'avait rendu tout à fait oublieux de mon devoir, auquel la nécessité seule me ramène. Il faut donc mon cher ami, ne pouvant vous aller joindre, que je me contente de causer un peu avec vous. C'est déjà pour moi un vrai plaisir, et je suis toujours heureux quand vous m'en fournissez l'occasion. Je suis convaincu, mon cher ami, que je ne ferai rien que de parfaitement conforme aux volontés et aux sentiment de Tocqueville en remettant à votre disposition les originaux des lettres de Tocqueville à Mme Swetchine dont je vous ai du la communication. Je vais aujourd'hui même les mettre sous enveloppe et vous les adresser à part dans une lettre chargée, qui vous arrivera le lendemain du jour où celle-ci vous parviendra. Le projet dont vous me parlez de présenter les lettres de Mme Swetchine et celles de Tocqueville, les unes en regard des autres et classées comme par demandes et réponses, me parait propre à les faire valoir mutuellement et que pouvons nous faire de mieux que d'abandonner à votre tact si parfait et à votre goût exquis le soin de faire tous les arrangements, suppressions et retranchements que les convenances prescrivent pour le succès de la publication et pour l'honneur des mémoires qui nous sont chères? Mon seul regret est que le nombre des lettres que Mme de Tocqueville n'ait pas retrouvé d'autres lettres à Mme Swetchine. Je lui ai parlé encore, il y a peu de temps de l'intérêt qu'il y aurait à ce qu'elle fit à se sujet de nouvelles recherches. Je ne crois pas qu'elle l'ait pu faire. Cependant il est certain que sa santé est meilleure et peut-être sur la nouvelle que je vous en donne pourrie-vous lui écrire un petit mot (auquel elle serait, j'en suis sûr, sensible) de votre part, pour lui exprimer le désir qu'elle fit une nouvelle perquisition dans les cartons de son mari. Quelle charmante publication vous nous promettez par le mélange des lettres de Mme Swetchine et du P[ère] Lacordaire.

Pour revenir aux lettres de Tocqueville et en finir sur ce point, j'accepte mon cher ami et avec beaucoup de reconnaissance, l'offre que vous voulez bien me faire d'user du bénéfice de réciprocité et de publier dans la nouvelle édition des œuvres de Tocqueville dont je m'occupe en ce moment même, la réponse de Mme Swetchine. C'est plutôt pour une époque ultérieure que pour aujourd'hui que je vous en remercie. Quant à présent la mise en regard de la demande et de la réponse, n'entre pas dans le cadre de la publication qui se prépare. Cependant j'en référerai à Mme Tocqueville en l'informant de votre gracieuse ouverture à ce sujet. Encore un mot seulement sur un point important que je ne saurai omettre; sur les 15 lettres de Tocqueville que vous avez bien voulu remettre à la disposition, et que vais déposer entre vos mains selon votre désir, il y en a une (le n° 15), celle du 26 févr 1857 que je ne vous transmets point par cette envoi. Laissez-moi, mon cher ami vous demandez si vous auriez quelqu'objection à ce que je supprime cette lettre et pour parler nettement à ce que je la jette au feu. Vous savez ce qu'elle contient et plus je pense et plus je demeure convaincu des graves objections qu'il y aurait à sa publication. Je sais très bien que tant que vous êtes là, rien n'est à craindre et elle est dans vos mains comme dans les nôtres; vous nous l'avez bien prouvé par la réserve que vous avez apporté lorsque publiant les autres lettres vous avez omis celle-ci. Mais dans quelles mains tomberont les papiers qui en ce moment sont dans les nôtres? Il y a sans doute une responsabilité à assumer que de détruire ainsi une pensée dont on est dépositaire; mais c'est aussi une responsabilité que de ne pas la supprimer quand on la possède et qu'on est fondé à craindre qu'elle soit (ou fut) plus tard publiée contre la volonté de son acteur. Qu'en pensez-vous? Si vous m'autorisez je ferai aussitôt l'exécution non sans une grande peine mais sans aucun trouble de conscience. Ce qui me troublerait ce serait de ne l'avoir pas pu faire. J'arrive, mon cher ami, au dernier sujet de votre bonne lettre, à ce qui concerne M. Cochin. Si j'avais eu besoin d'être animé en sa faveur ce que vous m'en dites en termes si profondément sentis, m'aurait tout de suite rempli de zèle pour le succès de sa candidature1. Mais quoique je ne le connaisse pas personnellement, j'ai depuis longtemps la plus haute estime pour son mérite, pour son talent d'écrivain et surtout pour la pureté de son caractère. Ce sont les hommes de cette trempe qui sont surtout désirables pour notre académie. Il m'a fait l'honneur de m'écrire il y a déjà quelques jours pour m'exposer son désir et si je ne lui ai pas répondu c'est qu'il  a omis soit par discrétion soit par oubli de me donner son adresse. Est-ce que vous seriez assez bon pour lui dire la prochaine fois que vous lui écrirez la cause de mon silence sur lequel je ne voudrais pas qu'il put se méprendre. Le moment est assez opportun je crois pour sa candidature. L'élection de Janet2 est à ce que l'on m'assure, chose arrangée. Mais voici ce pauvre Saisset enterré3. Ne pourra-t-il pas en résulter quelque nouvelle combinaison? Pour moi, à l'exception de mon vieil ami Guerry4 (qui vient de publier un très beau livre sur La Statistique morale de la France et de l'Angleterre), je n'ai aucun engagement qui me gêne; et encore, je ne prévois pas que Changarnier puisse offrir le même obstacle à mes dispositions toutes acquises à M. Augustin Cochin, quoique Guerry par la moralité acquise de tous ses travaux, se rattache à la section de morale, il est certain que c'est surtout la statistique qui est son élément et probablement c'est pour la section de statistiques qu'il sera réservé. Un jour viendra et je demanderai à M. Cochin de tendre la main à M Guerry qui est bien digne de serrer la sienne. L'un et l'autre font parler de cette phalange de ces ouvriers de bien, dans les rangs de laquelle nous avons, je crois, vous et moi mon cher ami l'orgueil d'être enrôlés et où par conséquent il nous importe beaucoup de ne placer (ou faire) que de bonnes recrues.  Adieu, mon cher ami, non sans vous renouveler l’expression de mon entier dévouement.

Notes

1Augustin Cochin était alors candidat à l'Académie des sciences morales politiques dont G. de Beaumont était membre.
2Janet, Paul Alexandre René (1823-1899), professeur et philosophe français, membre de l'Institut. Agrégé de philosophie, professeur de philosophie au collège de Bourges, puis au lycée Louis le Grand, et professeur d’histoire de la philosophie à la Sorbonne en 1864. Il sera élu, un mois plus tard, le 13 février 1864, membre de l'Académie des sciences morales et politiques en remplacement de Villermé.
3Émile Edmond Saisset (1814-1863), philosophe. Disciple de Victor Cousin, il enseigna à la Sorbonne et au Collège de France. Sa mort, le 27 décembre 1863, laissait vacante une place à l'Académie des sciences morales et politiques dont il était également l'un des membres.
4Guerry, André-Michel (1802-1866), statisticien français, il avait publié l’Essai sur la Statistique morale en France qui fut couronné par l’Académie des Sciences morales et politiques en 1833. En 1860, il publia la Statistique morale comparée de la France et de l’Angleterre. Ami de G. de Beaumont, il bénéficiait de son soutien pour entrer à l’Académie des sciences morales et politiques.

Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «4 janvier 1864», correspondance-falloux [En ligne], Second Empire, Année 1852-1870, Année 1864, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES,mis à jour le : 05/07/2011