Année 1854 |
18 octobre 1854
Louis Molé à Alfred de Falloux
Champlatreux, 18 octobre 1854
Ma santé seule, mon bien cher ancien collègue, m'a empêché de répliquer quelques mots à votre dernière lettre. Le lendemain de mon arrivée ici il y a quatorze jours, j'ai gagné un refroidissement, dans une promenade attardée, qui s'est jeté sur les muscles, sur l'estomac, sur les entrailles, après quatre jours de fièvre. J'ai encore beaucoup souffert, mais depuis deux jours je crois tenir la convalescence et tout exténué que je suis, j'en profite pour causer un moment avec vous. L’Évêque d'Orléans, Mr Cousin et Mr de Salvandy que j'avais mis tant de soin et de prix à réunir sont arrivés le 7 octobre au plus fort de ma maladie. Je n'ai vu que l’Évêque qui a bien voulu passer une demie heure à mon chevet et avec lequel j'ai causé à fond de tout ce qui vous intéresse. Je vous dirai seulement en deux mots que j'ai été content de Salvandy, très mécontent du philosophe de la Sorbonne qui tient pour tellement inévitable de nommer M. Ponsard1 qu'il serait disposé à le faire sans conditions quoique sans enthousiasme. Il met d'ailleurs en avant et pour la première fois deux noms fort retentissants, l'un anti académique et absurde sous tous les rapports ; l'autre non académique et qui je crois n'y songeait pas. Je dois toutefois reconnaître qu'il parle de vous dans les meilleurs termes mais il ne se rappelle pas assez ce me semble ce qu'il vous a dit et ses engagements avec vous.
Vous m'avez mandé que Mad[am]e Zinptohin (?) vous quittait vers la fin de ce mois et que vous me donneriez peut être le bonheur de vous voir ici au commencement de novembre. Je viens vous dire , non pas seulement (vous le savez du reste), le plaisir que vous me ferez, mais que vous devriez bien vous entendre avec l’Évêque d’Orléans qui m'a promis de me dédommager vers cette époque ; peut être chercherais-je à attirer Cousin pour le mettre en face de vous, l’évêque et moi assistants. Si cette idée vous sourit, il vous sera facile de la mettre à exécution, notre digne et excellent Évêque le désire, j'en suis sûr, autant que moi. Il faut que cela concorde avec le voyage de Rome, s'il le fait, comme je le souhaite avec ardeur. J'ai pris la liberté de dire avec détails ce que j'en pensais et j'ai trouvé celui que cela regarde dans la plus juste mesure et connaissant pleinement la situation. Je lui ai donné aussi pour sa réception le meilleur conseil, qui est de se mettre à la disposition de l'académie en s'adressant à la personne de son secrétaire perpétuel.
Notre situation en Crimée commence à me causer une grande inquiétude, si les renforts russes arrivent à propos sur le terrain et pendant le siège, qu'arrivera-t-il ? Notre flotte dans la Mer Noire par le temps qu'il a fait cette nuit, le progrès de la mauvaise saison, le choléra qui dure encore enfin St Arnaud2 de moins ! Quelle grande et belle mort que celle-là. Voilà une de mes premières dictées depuis que j'ai la force de me tenir un peu sur mes jambes et je finis mon bien cher ancien collègue en vous renouvelant l'expression, permettez-moi de le dire, d'une amitié aussi tendre que sincère et qui ne finira qu'avec moi.
Molé
