1873 |
26 octobre 1873
Louis-Jules Trochu à Alfred de Falloux
Tours1, 26 octobre 1873
Mon cher comte,
Mon nom plébéien ne passera pas, soyez-en sûr, à nos successeurs, avec la notoriété que votre amitié veut bien lui prédire, et mon ambition est plus modeste en même temps que plus légitime. Elle n'a pas d'autre visée que d'empêcher de prétendus conservateurs dont je ne puis estimer ni le patriotisme, ni la droiture, ni le caractère, <mot illisible> ce ce pauvre non, au profit de pressions qui sont détestables, parce qu'elles sont injustes et sans bonne foi.
Il y avait la question d'opportunité à laquelle vous fait une discrète et bienveillante allusion.
Je pourrais répondre que la vérité et la justice sont de tous les temps, qu'il faut surtout demander celle-ci et dire celle-là dans les temps qui leur sont contraires. Mais à cette réponse philosophique je préfère une réponse de fête qui frappera certainement votre équité : quand on attaque, ont choisi le terrain et leurs ; quand on est attaqué, on se défend sur le terrain où l'on est, à l'heure qu'il a plu à l'ennemi de choisir.
Je ne suis pas aussi assuré que vous du triomphe de la monarchie, car la bataille se livrera sur un sol pavé de restrictions, d'arrière-pensées, de sous-entendus. Et puis, que d'autres préoccupations dont, je vous l'avoue, j'ai l'esprit rempli !
Si ma laborieuse et déjà longue carrière m'a appris quelque chose de certain, c'est que les affaires humaines, même les moindres, mais surtout les grandes qui sont entourées de difficultés et de périls, ne peuvent aboutir heureusement qu'à la condition d'une préparation bien conduite où ont dû entrer toutes les prévisions que peuvent suggérer la sagesse, l'expérience, attentive et minutieuse pondération des moyens dont on dispose, des moyens qui vous seront opposés.
C'est armé de cette conviction qu'en 1867, à l'encontre de l'universelle opinion des spécialistes et du public, j'ai pu présager, expliquer presque prédire, dans un effort à la Cassandre, nos malheurs de 1870.
dans la grande entreprise qui nous occupe aujourd'hui, je constate avec douleur l'insuffisance, le décousu, les contradictions de la préparation. Ah ! Si l'assemblée quand elle était forte (après sa victoire sur l'anarchie) avait fait virilement les deux ou trois lois de salut social que vous savez, au lieu de perdre son temps à légiférer en tous sens, de prendre son autorité et sa dignité à hurler, à enquêter au sujet des personnes des choses (surtout des personnes) du passé ! La préparation serait faite, et l'avènement qu'on propose en serait le résultat logique et viable. Au contraire c'est l'avènement qui sera (à une majorité qui ne crée pas l'autorité morale devant des masses peu sympathiques) la préparation, et c'est lui qui va faire les lois du salut social ! N'entendez-vous pas le libéralisme français, bons et les mauvais, proclamant par toutes les voies de la presse l'attentat aux libertés publiques pour cause de salut personnel et dynastique ?
Et s'il y a échec au lieu de réussite, voilà la République, faite sans et contre les conservateurs qui n'y ont pas une fonction directrice, qui n'ont plus un siège à l'assemblée prochaine ! C'est de plein fouet la République radicale, héritant légalement par la force des choses du gouvernement du pays !
Ah, tout cela a été bien mal conduit, et si la providence n'intervient pas par l'imprévu, je crains qu'il n'y ait là les éléments d'un grave et peut-être immuable désordre où un grand principe, notre dernière réserve, peut sombrer pour toujours. Pardon de cette confidente et trop longue causerie que je vous prie d'accueillir avec votre indulgence ordinaire pour moi.
Votre bien dévoué serviteur et ami.
Général Trochu
