CECI n'est pas EXECUTE 23 août 1880

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23 août 1880

Alfred de Falloux à Louis Baunard

23 août 1880

Mr l'abbé,

Vous me faites l'honneur de m'interroger sur la promotion de l'abbé Pie à l'évêché de Poitiers et je suis prêt à vous répondre. Vous avez bien eu raison de n'en pas douter avec empressement. Votre lettre me trouve hors de chez moi par conséquent séparé de mes papiers qui contiennent je le crois plusieurs lettres de Mgr Clausel de Coussergues1, touchantes par leur caractère de grande affection pour son jeune grand vicaire. Si j'ai conservé ces lettres je vous les ferai copier et vous pourrez en disposer absolument. En attendant voici ce que mes souvenirs me dictent de la façon la plus précise. On s'est trompé dans l'Univers comme on s'y trompe souvent en disant que M. l'abbé avait été choisi directement par le Président Louis-Napoléon, à la suite d'un voyage à Chartres. Rien n'est moins exact. Lorsque l’évêché de Poitiers devint vacant, je consultai comme je le faisais toujours en cas aussi grave le P. de Ravignan qui me recommanda très chaleureusement l'abbé Pie2, en ajoutant que le duc de Noailles3, diocésain de Chartres, par le château de Maintenon pourrait me donner des renseignements encore plus personnels. Le duc de Noailles, type accompli de modération élevée, rendit le même témoignage que le P. de Ravignan et après une courte correspondance avec Mgr Clausel, je présentai cette nomination au Président. Elle était devenue officielle lorsqu'eut lieu le voyage de Chartres pour l'inauguration d'un chemin de fer4, voyage dans lequel le Président prononça un discours très religieux et qui fit sensation à cette époque. Ce fut Mr Pie, évêque nommé de Poitiers5 qui répondit au Président. Vous trouverez tout cela dans les journaux du temps, vers le printemps de 1849. Je puis y ajouter quelques détails que vous n'y trouverez pas, mais dont vous ne ferez usage que si bon vous semble, comme de toute cette lettre, bien entendu. Au retour de Chartres, le président me dit : « Connaissez-vous personnellement l’évêque que vous m'avez fait nommer à Poitiers ! Non, M. le Président, je ne l'ai jamais vu et c'est sur la foi du duc de Noailles et du P. de Ravignan que je vous l'ai proposé. Eh bien ! je crois que si nous l'avions connu tous les deux, nous ne l'aurions nommé ni l'un ni l'autre. Il est bavard et présomptueux et le vieil évêque que j'ai eu à aller voir dans son évêché, d'où l'âge et peut-être aussi ses opinions l'avaient empêché de sortir m'a plu infiniment davantage.» Ces paroles du Président me sont aussi présentes que si je les avais entendus hier, d'abord parce que j'ai eu souvent l'occasion de me les rappeler depuis 30 ans, ensuite parce qu'elles peignent bien le Président lui-même, habituellement simple et sagace dans ses jugements personnels, très courtois et très doux dans les dissidences politiques chaque fois qu'elles demeuraient à l’état platonique. Je ne sais s'il vous conviendra, Mr l'abbé, de faire ressortir cet hommage de référence envers le vieil évêque de Chartes. En tous cas je devais le porter à la connaissance de l'historien. Il est un autre point sur lequel, il est vrai, vous ne m’interrogez pas mais qui cependant me parait ressortir de votre interrogation générale, je veux dire le caractère de l'évêque de Poitiers en dehors des questions théologiques sur lesquelles vous me récusiez très légitimement et sur lesquelles je me récuse très volontiers moi-même. On a voulu présenter l'évêque de Poitiers comme un homme qui luttait aussi énergiquement contre les pouvoirs civils que contre les hérésies vraies ou supposées. Permettez-moi de vous affirmer Mr l'abbé que c'est là une erreur radicale qu'il faut laisser aux panégyristes passionnés ou parlant sans contradicteur dans l'oraison funèbre, tels que l'abbé Jules Morel ou l'abbé Gay6 mais erreur qui chez un historien pourrait provoquer des rectifications fort embarrassantes. L'expression de Ponce-Pilate, déférée au Conseil d’État, fut désavoué formellement par l'évêque de Poitiers qui se défendit d'avoir voulu, en l'employant, viser l'Empereur. Ce désaveu était contenu dans un mémoire que j'ai eu moi-même sous les yeux, ainsi que M. de Montalembert, et beaucoup d'autres et ce fait dont je me suis plus d'une fois entretenu avec Mr Cornudet7 alors conseiller d’État vous sera certainement répété ou fourni dans son texte même par les conseillers d'état de cette époque encore survivante. Après la chute de l'Empire, M. Jules Simon, ministre des cultes sous Mr Thiers, entretenait avec l'évêque de Poitiers les relations les plus confidentielles et déclarait que c'était son vrai guide dans les relations délicates entre le pouvoir civil et le pouvoir ecclésiastique. Dans les luttes plus vives que jamais de ces deux dernières années, l'évêque de Poitiers garde une attitude également discrète et le même courrier qui m'apportait votre lettre, Mr l'abbé m'en apportait une autre dans laquelle je copie textuellement les lignes suivantes : J'ai eu, il y a trois semaines l'occasion de voir Mr Grévy. « A la bonne heure, m'a-t-il dit, Mr de Poitiers, voilà un évêque ! il nous a rendu dans ces derniers temps bien des services; il avouait bien que le clergé avait été trop loin. Combien de fois me disait-il, n'ai-je pas averti Ernoul8 ! Ernoul lui disais-je, vous allez trop loin à l'assemblée ; vous provoquerez des réactions ». Je vous trouverai ce passage Mr l'abbé sans en avoir demandé la permission à celui qui me l'écrit parce que Mr Grévy a tenu ce langage une fois, il a du le tenir beaucoup d'autres et qu'il vous sera facile d'en rechercher à diverses sources la portée, ensuite parce que Mgr Ernoul lui-même nommé par M. Grévy a connu mieux que personne l'attitude politique de son évêque et peut mieux que personne  vous renseigner à cet égard. Quant à cette attitude modérée elle-même envers les pouvoirs civils, quelque uns peut-être, lui en feront un reproche mais je ne serai pas de ce nombre. C'est dans la théologie, c'est dans le naturalisme, dans le gallicanisme que l'évêque de Poitiers apercevait et combattait l'erreur politique et c'est dans ses lettres synodales ou autres documents doctrinaux qu'il entendait combattre le bon combat. Ce point de vue avait sa grandeur et sa vérité ; son historien peut et doit le faire ressortir, mais il devra selon moi prendre soin de ne pas le dénaturer et de ne pas mêler confusément comme on le fait trop souvent des choses qui, très distinctes en elles-mêmes, furent parfaitement distinctes dans les actes de l'évêque de Poitiers. On prête à Mgr Mermillard9 un mot que je ne tiens nullement de lui, mais que je vous répète néanmoins, Mr l'abbé, parce que je crois que ce mot pourra vous être utile : « L'évêque d'Orléans et l'évêque de Poitiers ne peuvent guère se rencontrer sur le même terrain. L'évêque d'Orléans s'occupe avant tout des âmes, l'évêque de Poitiers s'occupe avant tout des idées.» Maintenant, Mr l'abbé je dois peut-être m'excuser de vous avoir trop répondu, mais les circonstances que nous traversons me paraissent assez graves pour imposer à tout le monde et, en toute rencontre une parfaite franchise. Si la vie de l'évêque de Poitiers est écrite à faux, elle contribuera dans sa mesure à raviver les dissidences et les dissentiments  qu'il importerait grandement de pacifier aujourd'hui. Si au contraire, elle est écrite à la lumière calme de la justice, elle peut rendre un séreux service. Veuillez donc agréer avec tous mes vœux, Mr l'abbé, l'hommage de mes sentiments très respectueux.

A. de Falloux

Notes

1Il s'agit en réalité de Mgr Clausel de Montals (1759-1867), évêque de Chartres de 1824 à sa mort et non pas de son frère Clausel de Coussergues, (1759-1846), conseiller à la Cour de Cassation sous l'Empire et député sous la Restauration.
2L'abbé Pie avait entamé son ministère pastoral à Chartes où il fut nommé vicaire général en 1847 par son évêque Mgr Clausel de Montals.
3Le château de Maintenon, propriété des Noailles est situé en Eure-et-Loir.
4Le 6 juillet 1849, le Président de la République, Louis-Napoléon Bonaparte s'était rendu à Chartres pour l'inauguration du chemin de fer de Paris à Chartres.
5Cette nomination fut officialisée le 22 mai 1849.
6Charles-Louis Gay (1815-1892), ordonné prêtre en 1845, avait été appelé en 1851 par Mgr Pie dont il partageait les idées pour le seconder dans l'administration de son diocèse. Il sera nommé évêque auxiliaire de Poitiers en 1877, puis évêque titulaire d'Anthédon.
7Très lié au comte de Montalembert, Léon Cornudet (1808-1876) fut conseiller  Lettre à un ami de collège (1827-1830), Paris, 1873.
8Ernoul, Jean Edmond (1829-1899), avocat et homme politique. Légitimiste, protégé de Mgr Pie, il avait élu député de la Vienne à l'Assemblée nationale de 1871 où il devint l'un des principaux orateurs de la droite. Auteur d’un fameux ordre du jour en date du 2 mai 1873 qui conduisit Thiers à la démission, il fut nommé deux jours plus tard dans le premier cabinet de Broglie comme ministre de la Justice du 25 mai au 25 novembre 1873. Il entama alors des poursuites judiciaires contre les journaux hostiles à la droite. Très déçu par l’échec des différentes tentatives de restauration, il démissionnera lors du remaniement du cabinet par le président du Conseil.
9Mermillod, Gaspard (1824-1892, ordonné prêtre en 1847, il fut nommé curé à Genève (1857), chargé du canton de Genève (1864), puis vicaire apostolique de Genève, détaché de Lausanne (1873), ce qui provoqua une réaction du gouvernement suisse et son exil. Il sera nommé cardinal en 1890. Parmi les partisans les plus ardents d'une définition de l'infaillibilité pontificale. Nommé en 1873 vicaire apostolique de Genève.

Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «23 août 1880», correspondance-falloux [En ligne], Troisième République, 1880, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES,mis à jour le : 02/03/2021