CECI n'est pas EXECUTE 17 septembre 1880

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17 septembre 1880

Alfred de Falloux à Louis Baunard

17 septembre 1880

M. l'abbé,

Vous mettez tant de généreuse bonté à me rassurer sur l'esprit qui présidera à votre entreprise1 que vous me poussez vous même à l'indiscrétion et que le cas échéant vous me devez vraiment de l'indulgence. J'espère cependant en abuser aujourd'hui pour la dernière fois. Vous serez guidé par « non l'esprit de passion mais le seul esprit de foi. Je regarde l’Église, j'écoute le Saint-Siège et je transmets ses jugements qui sont devenus les miens. C'est inévitablement une lumière tranchée, mais c'est aussi une lumière sereine. J'espère que personne n'en sera troublé ni contristé ». Voulez-vous me permettre de vous avouer M. l'abbé que ces mots destinés par vous à dissiper toute alarme sont précisément ceux qui m'inquiéteraient, si j'avais à m'inquiéter ds cette affaire. Vous vous permettez de transmettre uniquement les jugements du Saint-Siège qui sont devenus les vôtres et je ne doute pas que ce ne soit là votre intention, mais il y a tant de choses qui relèvent de la loyauté de l'historien, sans relever du jugement de l’Église que cela laisse encore une bien ample marge aux appréciations les plus diverses et les plus controversables. En outre, j'ai vu depuis  vingt-cinq ans2 mettre tant de passions, tant d'ambitions, tant de malveillance, tant d'hypocrisies sous l'étiquette de l'esprit de foi et de docilité au Saint-Siège que je considère un peu le programme comme les anciens passeports qui protégeaient, sous un signalement banal, les honnêtes gens et les coquins. Je dois vous avouer aussi que je ne comprends pas bien ce que c'est qu'une lumière tranchée. Je sais parfaitement ce que c'est qu'un écrivain tranchant: j'en ai tant lu! Mais une lumière tranchante ne me représente rien de distinct ; j'aime mieux une lumière sereine. Il y a plus de chances avec celle-là, je le crois, que personne ne soit ni troublé ni contristé. Maintenant abordons les questions de plus près, si vous en avez la patience, et prenons des exemples dans le sujet même qui nous occupe. L’évêque de Poitiers croit que la Philosophie de Cousin est contraire à la foi et à l'enseignement de l’Église et il le dénonce à Rome ; il est là dans son ministère. Le P. Lacordaire qui a fait ses preuves en matière de dévouement au Saint-Siège et d'obéissance aux jugements de l’Église en pense autrement. Il défend M. Cousin et croit, en tous cas, comme l'archevêque de Paris que M. Cousin, soumettant ses livres à des théologiens romains, il n'y a pas lieu pour le moment de lui en demander davantage. Qui prononcera entre le réquisitoire de l’évêque de Poitiers et le plaidoyer commun de M. Sibour3 et du P. Lacordaire !  Le Pape qui appelle l'affaire à lui et finit par supprimer la condamnation4. Tout s'est passé là le plus régulièrement du monde et pour mon compte je m'incline avec le même sentiment de mon incompétence devant les deux avis contraires d'un évêque5, d'un archevêque6 et d'un dominicain7. Mais l'évêque ne s'en tient pas là ; il veut un autre triomphe à tous risques et périls et il le poursuit par des moyens qui n'ont absolument rien de théologique. Les preuves en abondent et je crois que si je relisais ma vieille et longue correspondance avec Dom Guéranger, j'en trouverai des preuves irrécusables. La-dessus que va faire l'historien ? Qui l'éclairera, est-ce la lumière tranchée, ou la lumière sereine ?

Je vais vous citer un exemple du même genre et toujours dans votre sujet. L’évêque de Poitiers préoccupé, beaucoup de connaisseurs sérieux ont dit trop préoccupé, du naturalisme et le poursuivant quelquefois là où il n'était pas, a cru l'apercevoir dans le livre8 d'un chrétien exemplaire, le prince A. de Broglie aujourd'hui le duc de Broglie, ardent défenseur de l’église en général et des ordres religieux en particulier. Il charge l'un de ses amis de prédilection et qui en était fort digne, Dom  Guéranger, de pourfendre le prince de Broglie9. Dom Guéranger ne s'y épargne pas et il y consacre un volume tout entier. Le prince de Broglie bien qu'il ait reçu une lettre directe de félicitation de Pie IX sur le livre tant attaqué, ne se croit pas pour cela dispensé d'accorder une grande attention à la critique quelque puérile qu'elle devienne souvent et quelque hostile elle soit toujours. Dans une deuxième édition il fait droit à plusieurs observations de Dom Guéranger et il modifie plusieurs passages où son expression n'avait pas suffisamment traduit sa pensée. Jusqu'ici chacun est dans son rôle : l'évêque signale le danger là où il croit le voir, le bénédictin prend la plume, le souverain Pontife encourage le jeune écrivain dont il connaît personnellement les solides principes et le rare mérite ; l'écrivain se relit sévèrement et se rectifie lui-même avec une grande simplicité. Mais bientôt l'évêque de Poitiers va encore excéder. Dom Guéranger meurt et l'évêque de Poitiers est appelé à prononcer son oraison funèbre. Va-t-il faire honneur à l'abbé de Solesmes de son succès prés du prince de Broglie et honneur au prince de Broglie de sa déférence envers l'abbé de Solesmes ? Point du tout. Il rappelle en termes passionnés l'attaque de Dom Guéranger ; il passe absolument sous silence le bel exemple du prince de Broglie, si bon cependant à proposer pour modèle ; il va même plus loin. Il appelle le prince de Broglie ante-christ, si l'on s'en rapporte à la première version de l'Univers, et en tous cas il lui prodigue les insinuations les plus amères. Ce n'est donc plus l'exercice de la charge pastorale ; ce n'est plus la science du théologien. C'est la passion toute pure; c'est l'antipathie personnelle dans ce qu'elle a de plus coupable lorsqu'elle ose monter à découvert dans la chaire chrétienne. Que fera encore ici l'historien ? Maintenant M. l'abbé je vous ai laissé trop clairement entrevoir ma pensée pour ne pas vous l'exprimer toute entière et jusqu'au bout. A mon sens l'évêque de Poitiers a eu de grandes qualités et de réelles vertus. Il a par conséquent un incontestable droit à de grands éloges, mais il a eu aussi de très grands et très actifs défauts. L'historien peut jeter quelques voiles sur ce dernier chapitre, mais il ne doit pas, il ne peut aller jusqu'aux contre-vérités sans exposer la mémoire du cardinal Pie lui-même à de fort regrettables rectifications. J'ignore quel est votre plan, M. l'abbé, je n'ai aucun droit à le connaître et je ne vous le demande ni directement ni indirectement. Mais je connais bien le plan de ceux qui vous ont confié cette mission ; ils attendent de vous l'exaltation absolue de l'homme dont ils veulent faire le type héroïque de l'évêque militant au XIXe siècle. Eh bien ! je ne crains pas de vous l'affirmer, cette entreprise, à quelque main qu'elle soit confiée avortera parce que la vérité lui fait absolument défaut. Dans l'ordre politique, l'évêque de Poitiers était timide, tergiversant, contradictoire et pardessus tout chimérique. Tantôt il escomptait la fin du monde comme très prochaine et déclarait qu'il ne fallait plus s'occuper que du petit nombre des élus, tantôt il abandonnait la prophétie sur l'Apocalypse pour revenir à des idées plus pratiques, quelquefois même très vulgaires. Sa charité était froide, il accordait trop visiblement plus de soins aux grands qu'aux petits dans son diocèse et on le lui a souvent reproché. Dans l'ordre de l'éloquence, il était heureusement doué ; il n'avait point de supérieur dans l'art d'encadrer et de s'assimiler les Pères de l’Église mais en lui l'érudition étouffait l'inspiration et il n'a laissé, ce me semble ni un mouvement original ni un mouvement pathétique. Dans la théologie où je ne me lasse point de proclamer mon ignorance, je crois volontiers qu'il déployait beaucoup de sciences et de sagacité mais il faisait comme certains scolastiques du 16ème siècle, il s'irritait ; il s'entêtait à outrance et je ne suis pas sûr qu'il eut volé au secours de Erasmus10 s'ils avaient été contemporains. Dans tout cela, il y a place pour un intéressant portrait, pour une étude très utile à notre siècle. On n'y chercherait pas sans danger le thème d'une apologie sans réserve. M. Gay11 l'a essayé en dépassant toute mesure en mêlant la calomnie la plus caractérisée à la doctrine la plus aventurée, si j'en crois de meilleurs juges que moi. Ce venin condensé dans une œuvre passagère ne pourrait se répandre sans inconvénient dans une œuvre de longue haleine et destinée au public tout entier. Je ne vous demande pas de m'en croire, soyez en sûr, M. l'abbé, mais je vous supplie d'y réfléchir et de consulter d'autres amis que les esprits excessifs et exclusifs qui de loin ou de prés avaient fait de Poitiers leur capitale. Permettez-moi de vous remercier en finissant M. l'abbé du vœu qui termine votre lettre. Vous demandez à Dieu de payer mes anciens combats par une vieillesse tranquille : le vœu est déjà exaucé. Je vis dans la retraite, j'aime le silence et je n'en sors que quand je me sens interpellé ou quand je me croirais complice. J'ai la ferme résolution d'abonder de plus en plus dans ce sens et je vous en ai peut-être donné à vous-même, M. l'abbé, plus de gages que vous ne l'avez cru. Veuillez donc me croire très sincèrement votre très humble et très respectueux serviteur. A. de Falloux

Notes

1L'abbé Baunard préparait une biographie de l'évêque de Poitiers, Mgr Pie (Histoire du cardinal Pie, Paris, H. Oudin, 1886, 2 vol.)
2Autrement dit depuis l'intronisation de Pie IX.
3En janvier 1856, Mgr Sibour, alors archevêque de Paris, intervint aux côtés de Dupanloup et du P. Lacordaire pour éviter la mise à l'Index de son livre Du vrai, du beau et du bien (Paris, Didier, 1853). En dépit des explications et des rectifications apportées par V. Cousin à ses écrits, la campagne orchestrée par L'Univers et Mgr Pie pour la mise à l'Index du philosophe perdura. Le plaidoyer de l'archevêque et le soutien des catholiques libéraux dont il s'était rapproché depuis plusieurs années lui a sans doute permis d'éviter d'échapper à la sanction.
4En 1860, Pie IX invita en effet la congrégation de l'Index à suspendre indéfiniment son arrêt à l'encontre de Victor Cousin.
5Mgr Dupanloup.
6Mgr Sibour.
7Lacordaire était dominicain.
8Il s'agit du livre d'A. De Broglie, L'Eglise et l'Empire romain au IVe siècle, Paris, 1856-1859, 6 vol.
9Dom Guéranger a effectivement vivement malmené l'ouvrage d'A. de Broglie dans plusieurs articles publiés dans L'Univers accusant l'auteur de « naturalisme » pour avoir préconisé l'introduction de l'esprit démocratique dans l’Église. Ces articles critiques furent repris dans son livre, Essais sur le naturalisme contemporain. Le prince de Broglie historien de l'Église, Paris, Julien, 1858.
10Érasme (1467-1536), prêtre catholique, théologien et écrivain humaniste néerlandais, il est considéré comme l'une des figures majeures de la Renaissance. Prônant le retour aux textes des anciens et à la Bible, il critiqua les excès de l’Église de son temps.
11L'abbé Charles Gay (1815-1892) était alors le vicaire général de Mgr Pie dont il partageait les idées.

Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «17 septembre 1880», correspondance-falloux [En ligne], Troisième République, 1880, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES,mis à jour le : 07/04/2013