CECI n'est pas EXECUTE 26 avril 1875

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26 avril 1875

Armand de Pontmartin à Alfred de Falloux

Les Angles (Gard), 26 avril 1875

Mon cher comte,

J'ai écrit hier à notre brave ami libéré, pour lui dire tout le plaisir que m'avait fait votre lettre, très fidèlement renvoyé aux Angles (Gard), par le bureau de poste de Bollène. Aujourd'hui quoique grippé au point  de n'apercevoir mon papier et mon écriture qu'à travers un épais brouillard, je tiens à vous dire combien j'ai été heureux d'écrire cet article où se résumaient pour moi deux de mes admirations les plus fidèles. L'Univers n'arrive pas dans ma solitude, et voilà bien longtemps que je n'en ai lu un seul n°. J'ignorais donc que de nouvelles attaques eussent été dirigées contre cette douce et pure mémoire d'Augustin Cochin1, et fissent à mon article une sorte de tardif à propos. Cet acharnement a quelque chose d'odieux et même d'inexplicable. Ah ! Cher comte !  sans ce gros rhume, je serais allé hier à Marseille pour l'inauguration de la statue de Berryer2. J'avais promis d'être le chroniqueur de cette journée qui n'aura pas manqué d'orateurs. Mais que de tristes réflexions m'auraient assailli près de ce bronze !  Votre illustre ami est mort à temps. Sa fin a été admirable, sublime ; celle de son parti, du notre, est navrante. On dirait des enfants dont on a brisé le joujou favori, et qui, dans un mélange de colère et d'impuissance, cassent et égratignent tout ce qui leur tombe sous la main. Et ces enfants sont septua - ou même octogénaires ! Et leur joujou était la Royauté ! Et ce qu'ils égratignent, c'est la France ! Pour moi qui n'ai jamais été qu'un écrivain littéraire, il n'y a là qu'un douloureux spectacle, aggravé et assombri par l'enjeu que nous avons tous dans le danger certain, la crise probable, le naufrage possible. Mais je songeais hier à mon ami et compatriote M. de Larcy, qui, voûté par l'âge, veuf de ses illusions, discrédité auprès de nos pointus de Nîmes3 aura été forcé de chercher sous des contrées éteintes une lueur de son ancien enthousiasme. Je le plaignais, et je plaignais surtout mon pays et mon temps. Je me demandais quel point d'appui resterait à nos enfants, aux générations nouvelles, quand il leur sera prouvé que leurs devanciers se sont inutilement dépensés à la poursuite d'une chimère ; que le principe n'a pas eu plus de solidité que les expédients ; que des fous, des drôles, les intrigants, des misérables, auront eu deux fois en trente ans leur jour, leur heure, leur soleil, leur triomphe, et que le terrain aura manqué aux Berryers, aux Falloux, aux Cochin, aux Montalembert. Pardonnez-moi, mon cher comte, de me laisser entraîner par ce courant d'idées mélancoliques. Que ne puis-je y ajouter, comme correctif, l'espoir de reprendre à Paris notre causerie commencée ! Mais je ne sais si j'aurais le courage de renouveler cette année ce voyage du printemps, dont les conditions matérielles ne sont plus d'accord avec mon âge et ma santé. Paris et la soixantaine ne peuvent guère se concilier qu'à l'aide d'un intérieur, d'un ménage, j'allais dire d'un pot-au-feu. Cet intérieur, je l'ai perdu, et mon fils hélas ! ne veut pas me le rendre. Ici du moins j'ai le recueillement et la paix, la certitude de faire un peu de bien… Mais à quoi bon insister ? S'il m'était donné de réaliser, en miniature et dans mon humble cadre, un peu de ce que vous faites en grand au Bourg d'Iré, je ne pourrais ni rêver une consolation plus vraie, ni choisir un meilleur modèle. Veuillez je vous prie, mon cher comte, me pardonner cette trop longue lettre, agréer mes remerciements pour votre bon souvenir, et croire aux profondes sympathies de votre tout dévoué.

A. de Pontmartin

Notes

1Il s'agit du compte rendu quelque peu blessant à l'égard d'Augustin Cochin fait dans L'Univers au lendemain de la publication du livre que Falloux venait de consacrer à la vie de son ami.
2Pierre-Antoine Berryer avait député de Marseille à plusieurs reprises, sous la Monarchie de Juillet et sous le Second Empire. Sa statue fut inaugurée le 25 avril 1875.
3Natif du Vigan, R. de Larcy fut élu légitimiste de l'Hérault sous la Monarchie de Juillet (1839-1846), avant de représenter son département sous la Seconde République (1848-1851), puis sous la Troisième République (1871-1876).

Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «26 avril 1875», correspondance-falloux [En ligne], Troisième République, 1875, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES,mis à jour le : 27/01/2012