CECI n'est pas EXECUTE 21 mai 1871

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21 mai 1871

Camille de Meaux à Alfred de Falloux

Versailles, 14 rue des Réservoirs, 21 mai 1871

Cher Monsieur, comment ai-je gardé avec vous un aussi long silence et dans un moment où j'achevais de plaindre et où j'étais tenté de maudire plus que jamais vos épreuves. Faut-il donc que Dieu ne laisse rien d'intact du côté des santés chez des amis tels que vous ? En dépit de mon silence vous n'avez pas douté j'en suis assuré de ma participation à vos inquiétudes et vous n'en aurez conclu rien de plus <mot illisible> que l'insuffisance qui pèse sur nous tous malgré nos bonnes intentions. J'ai eu moi-même non pas des inquiétudes mais quelques ennuis au sujet de mes enfants que leur mère a dû aller rejoindre et soigner précisément quand je les attendais ici avec leur grand-mère ; mais le bon Dieu nous ayant tenu quitte pour la peur, il a fallu organiser non sans peine le voyage de tout ce cher monde et à peine avais-je recommencé à en jouir qu'a pesé sur moi l'effroyable besogne accomplie jeudi dernier. Je ne l'avais certes pas recherché ; je n'ai pas du la refuser et entre nous ce n'est pas ma faute si je n'en ai pas dit davantage sur la responsabilité de la dictature républicaine1. J'aurais voulu indiquer ce que Depeyre2 a cherché à mettre en lumière. On ne me l'a pas permis...

Quoiqu'il en soit, ce traité était nécessaire à signer3 et à signer sans retard précisément pour nous débarrasser de l'offre menaçante à chaque jour et à chaque heure de l'intervention prussienne. Aujourd'hui la brèche s'ouvre sur plusieurs points des remparts. Nous allons rester à Paris dans un délai que je me garderai de fixer ; les dates ne portent pas bonheur : nous allons y entrer à quel prix je l'ignore et surtout après quelles horreurs, après quelle convalescence de la commune à l'agonie. Je n'ose y penser. Mais nous y entrerons certainement et prochainement. La difficulté qui nous a trop longtemps arrêté c'est l'insuffisance et au premier jour on pourrait dire l'absence complète de toute force militaire. Le service incontestable et après tout assez rapide que nous a rendu M. Thiers, c'est de nous refaire une armée qui va maintenant multiplier le retour des prisonniers. Ni cette difficulté ni ce service ne sont suffisamment appréciées du pays, qu'il ne dépend vraiment ni de M. Thiers ni de nous ni de personne de dispenser de la vertu de patience. J'ai quelque confiance que le triomphe de l'ordre à Paris déconcertera les démagogues de province, ralliera à nous le gros bataillon des incertains et des timides, et nous rendra le terrain perdu depuis le 8 février4. Grâce à Dieu ces révoltes n'ont pas éclaté dans les grandes villes en même temps qu'à Paris. Le congrès des municipalités fermement repoussé par l'Assemblée et le gouvernement <mot illisible> grâce à Dieu nous ne saurions trop le dire et le redire dans notre malheur ; car nos forces militaires trop peu nombreuses pour reprendre Paris n'auraient pu même tenter le rétablissement de l'ordre en province : les honnêtes gens à en juger par leur attitude aux élections municipales5 ne l'auraient pas tenté davantage et ce n'est pas l'administration de M. Picard6 qui aurait suppléé par l'énergie morale au défaut de force matérielle. Cette administration molle et flottante à l'Intérieur est à coup sûr à l'heure qu'il est notre grande plaie et l'une des principales causes du mal que vous me signalez, l'une de celles du moins auxquelles il serait possible d'apporter un prompt remède. Elle court le risque de nous frustrer du profit de la victoire et c'est alors que le mal deviendrait irréparable. Aussi rien ne nous paraît plus urgent à cette heure que d'amener M. Thiers à chercher son point d'appui dans la majorité, laquelle croyez le bien n'est aucunement disposé à pactiser avec le désordre. Voilà pourquoi je redoute et je déplore tout ce qui, soit d'un côté soit de l'autre peut aigrir et mettre en défiance les deux membres du ménage; voilà pourquoi sans méconnaître les torts de M. Thiers je regrette contre lui les vivacités sans but et sans portée de quelques uns de nos amis et pourquoi enfin l'autre jour j'ai béni l'intervention si méritoire et si opportune de Kerdrel dans la pénible séance de l'incident Ternaux7. Un retour cordial de confiance entre M. Thiers et nos amis est-il donc inespérable ? Je ne me résigne pas à le croire, surtout si nous laissons à la gauche le loisir de se compromettre et de faire des sottises à quoi elle ne manquerait probablement pas à bref délai. Après tout, vous me l'indiquez fort bien ; il s'agit aujourd'hui non d'une forme de gouvernement, non d'un parti républicain quelconque à surmonter mais d'abord et avant tout d'une bande de brigands à extirper, et il faut au pouvoir les hommes les plus résolus contre elle les hommes qui n'ont pas de près ou de loin dans cette bande et ce qui touche à elle, je ne dis pas des complices, mais des camarades. La question de république ou de monarchie viendra ensuite ; elle viendra plus promptement peut-être qu'on ne l'imagine surtout depuis les dernières élections municipales ; mais ne faut-il pas qu'elle surgisse d'un mouvement incontesté d'opinion et de la force des choses ? Et après tout pour franchir le fossé, pour faire pencher la balance, pour rallier à soi les conservateurs prêts à conserver tout ce qui est faut-il donc renoncer à avoir avec soi l'homme qui détient le pouvoir et le personnifie à cette heure aux yeux du pays, jeudi à voir avec soi sinon ses actes du moins cette tendance. À n'en juger que par la chambre et par la force de chaque parti, cet appoint ou du moins cette absence d'hostilité de M. Thiers me semble encore à cette heure et jusqu'à nouvel ordre indispensable à une restauration. Il s'est en effet créé autour de lui ce qui se crée autour de tout gouvernement un groupe ministériel dont nous ne pourrons nous passer contre la gauche et qui aujourd'hui est prêt à nous faire obstacle. Cela irrite nos amis, je le conçois fort bien et je partage leurs sentiments. Mais je les voudrais voir plus occupés de tourner l'obstacle que de venger le grief. Je ne sais nullement d'ailleurs ce qu'on peut en ce moment à attendre de M. Thiers. Je n'ai jamais eu l'occasion ni de causer avec lui ni de l'entendre causer de tout cela. D'autres vous renseigneront mieux que moi à ce sujet, Charles Lacombe1 notamment et peut-être l'évêque d'Orléans2 qui nous a quittés depuis quelques jours. Je vous livre ce qui me vient à l'esprit plus librement que je ne puis le faire ici au milieu d'amis souvent très emportés dans leurs paroles, quoique très modéré dans leurs votes et la plupart, j'en suis persuadé fort disposés à vous écouter de loin. Avez-vous renoncé à tout projet en faveur de Versailles ? De cela comme de bien d'autres choses, je ne veux jamais désespérer. Vous savez combien je vous appartiens et vous me pardonnerez n'est-ce pas cet interminable griffonnage.

C. de Meaux

Notes

1Il s'agit de la Commune.
2Octave Depeyre est député légitimiste.
3Signé le 10 mai 1871, le traité de Francfort confirmait le traité de paix préliminaire franco-allemand signé à Versailles le 26 février.
4L'Assemblée nationale élue le 8 février 1871 avait donné une forte majorité aux monarchistes. Orléanistes, légitimistes, bonapartistes avaient en effet remporté 400 des 645 sièges de la nouvelle chambre.
5Les élections municipales qui eurent lieu le 30 avril et le 7 mai furent dans la plupart des grandes villes assez favorables aux républicains modérés.
6Picard, Louis Joseph Ernest (1821-1877), avocat et homme politique. Élu au second tour d’une élection partielle à Paris (9 mai 1858), il rejoignit les républicains au Corps Législatif qui formaient le groupe dit des « Cinq ». Il fut réélu en 1863 et 1869. Après la chute de l’Empire, il entre dans le gouvernement de la Défense nationale comme ministre des Finances. Élu le 8 février par le département de la Meuse, il démissionne de son poste ministériel. Ayant obtenu le ministère qu’il convoitait (Intérieur), il revint au gouvernement le 19 février. Procédant à un vaste remaniement ministériel, il combattit vigoureusement la Commune de Paris et les communes de province. Ayant démissionné (mai 1871), il fut nommé ministre de France à Bruxelles (10 novembre 1871). Partisan de Thiers, il s’inscrivit au Centre gauche. Très hostile à la politique du duc de Broglie, il contribua à sa chute. Il fut élu sénateur inamovible le 10 décembre 1875.
7Lors de la séance du 11 mai 1871, le député de centre-droit Mortimer-Ternaux avait interrogé le chef du gouvernement, A. Thiers, sur les promesses qu'il aurait faites aux représentants des municipalités provinciales de sauvegarder la république. Pour le député, il s'agissait la d'une rupture du fameux pacte de Bordeaux entre Thiers et l'Assemblée monarchiste selon lequel le débat sur la forme définitive des institutions serait reporté jusqu'à la réorgansatio, de la France vaincue. La question déclencha aussitôt la colère de Thiers qui demanda réparation de ce qu'il considérait comme une offense à son égard.
1Légitimiste, Charles Lacombe n'en est pas moins proche d'Adolphe Thiers.
2Elu de la nouvelle chambre, Mgr Dupanloup, pourtant partisan d'une restauration de la monarchie, entretient, depuis le vote de la loi Falloux à laquelle il sait gré d'avoir contribué, de bonnes relations avec Thiers.

Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «21 mai 1871», correspondance-falloux [En ligne], Troisième République, 1871, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES,mis à jour le : 25/02/2013