CECI n'est pas EXECUTE 16 mars 1859

Année 1859 |

16 mars 1859

Pierre Louis Parisis à Alfred de Falloux

Arras, le 16 mars 1859

Monsieur le Comte,

J'ai lu avec une attention très sérieuse la lettre éloquente dont vous avez bien voulu me donner communication et je vais me permets de vous dire avec simplicité le jugement que j'en porte. Les principes que vous avez exposés dans un si beau style donc généralement incontestable, non seulement comme disent les théologiens in abstracto ; mais même in concreto. Ainsi c'est une vérité certaine qu'en général le prêtre s'expose à compromettre la Religion en identifiant ou même en l'associant trop étroitement avec les intérêts de la politique, et cela est vrai aussi particulièrement si l'on en fait l'application au gouvernement actuel de la France. Il en est de même de la liberté de l’Église, que rien au monde ne doit nous faire sacrifier, et aussi de la flatterie du pouvoir qui est une bassesse toujours et qui peut quelquefois devenir une trahison. Non, non, ce ne sont pas là des questions secondaires, mais bien des vérité tout à la fois sociales et chrétiennes, des principes essentiels et fondamentaux, dont toute violation sérieuse ou persévérante doit être sévèrement blâmée. S'il y a quelque part, n'importe dans quelle sphère, des hommes qui ont mérité ce blâme, je vous la livre et ne veux à aucun prix me rendre solidaire de leur conduite ni de leur parole. Mais nous, qu'avons-nous fait, si ce n'est précisément tout le contraire. D'abord en ce qui me concerne, on peut demander à mes collègues du Conseil Supérieur si j'ai manqué une seule occasion de défendre la liberté d'enseignement dans cette seule arène qui nous reste, si j'ai craint de lutter contre les adversaires les plus redoutables et même personnellement contre les ministres qui s'y sont succédés. Il est évident que je ne puis pas rapporter ce qui a pu se passer dans des rapports immédiats avec l'Empereur ; mais j'ose me rendre ce témoignage de ne lui avoir jamais dissimulé rien de ce que je croyais être nécessaire au bien de la Religion, même quand je prévoyais que cela devait lui déplaire, et jamais non plus je ne lui ai dit une parole agréable que dans l'intention de contribuer au bien selon Dieu. Vous me direz peut-être, Monsieur le comte, que vous ne m'accusez pas. Eh bien, j'arrive à ceux que vous accusez. Je le reconnais, assez généralement aujourd'hui on <mot illisible> et l'on s'incline devant le pouvoir, quoi qu'il dise et fasse. À l'autre extrémité sont des partis qui le maudissent et l'insultent. Ce dernier régime est, tout aussi bien que le premier contraire à la loi de Dieu, qui veut la dignité de l'homme, mais qui veut aussi sa subordination hiérarchique. L'ordre, c'est le respect aux puissances établies en tout ce que Dieu permet et la résistance en tout ce qu'il défend. Or cette position, la seule chrétienne, L'Univers seul s'y est toujours maintenu. Oui, nous avons adoré la main de Dieu dans les événements qui nous ont retirés de l'anarchie, et nous avons béni l'instrument de sa miséricorde dans l'homme dont il s'est servi pour nous sauver. Mais nul n'a dit plus tôt ni plus haut que l'Univers à ce prince devenu si puissant, que le premier devoir de sa mission était de procurer et de protéger la liberté de l’Église, et nul n'a élevé plus courageusement la voix toutes les fois qu'il a paru s'en écarter. Veuillez, Monsieur le Comte, vous rappelez les principales circonstances de ce genre par lesquelles nous avons passé. L'appel comme d'abus contre l'Ev[êque] de Moulins1, la nomination de trois juifs comme tels dans le Conseil d'administration de l'Algérie, l'affaire Mortara2, la brochure Napoléon III et l'Italie3. Qui est-ce qui a toujours parlé le premier nettement, fortement, à ses risques et périls ? Qui est-ce qui a le plus réclamé contre les licences impies laissées à la presse contre la Religion, quand on lui défendait toute parole de critique contre les actes du gouvernement ? Qui est-ce qui a osé lancer dans le public ce mot sanglant qui a tant blessé le pouvoir « C'est la soupape du régime » ? N'est ce pas l'Univers. Quoi ! Un pareil journal est adulateur ! Quoi ! C'est lui qui compromet la religion ou nous entraîne à l'abîme par son servilisme ! Et ceux qui disent cela sont les amis d'une autre feuille qui n'a pas osé publiait un mot de réclamation dans cette affaire Mortara où les droits les plus sacrés du souverain Pontife étaient insolemment méconnus par toutes les diplomaties et son nom vilipendé par les échos de l'opinion dominante ! Vraiment, Monsieur le Comte, moi qui vous  ai connu un esprit si lucide, un cœur si droit, une âme si profondément chrétienne, je me demande comment il se fait que vous ne voyez pas tout ce qu'il y a là de passion injuste et d'aveugle entêtement... J'adoucis ma pensée. L'Univers a donc toujours combattu le mal et jeté le cri d'alarme quand la Religion a paru atteinte ou menacée. Il est impossible de le nier : les feuilles sont là. Alors que lui reproche-t-on ? Deux faits, qui dans tous les cas ne peuvent être que secondaires et qui ne sauraient justifier les invectives et les haines dont il est l'objet de la part de ceux qui prétendent combattre pour la même Sainte cause. On lui reproche d'abord de mieux aimer une monarchie plus qu'un régime représentatif et parlementaire. Monsieur le Comte, et moi aussi, je lui aurais fait ce reproche avant de siéger, comme vous, sur les bancs de nos assemblées nationales : mais depuis que j'ai vu de près ce régime tant vanté, je trouve qu'il est bien permis d'en préférer un autre. D'ailleurs l’Église, la plus parfaite des sociétés d'ici-bas est une monarchie non tempérée, du moins quant à son essence. C'est donc là une simple opinion, parfaitement libre et au sujet de laquelle on ne se brouille pas à ce point entre amis. Le second grief contre l'Univers c'est qu'il est trop violent et trop personnel dans ses attaques. D'abord je soutiens que l'Univers n'attaque jamais : il ne fait que se défendre quand on l'attaque, c'est-à-dire quand on attaque la cause dont il s'est constitué l'avocat. Il la défend quelquefois avec vivacité, chaleur, esprit quelque peu mordant. Où est le mal ? Il en résulte que la réplique et mieux sentie et que les lecteurs deviennent plus nombreux. Mais il y a des personnalités. Il y a plus : il s'y trouve des portraits aux couleurs très vives, qui ne font ni estimer ni aimer leurs originaux. Mais ces originaux sont les ennemis de l’Église, et jamais d'autres. Eh bien, quel mal encore y a-t-il à faire tomber le masque ? Masque qui leur donne du crédit et de faire voir que les ennemis de Dieu sont de pauvres hommes. Mais cela éloigne de la Religion. Franchement, Monsieur le Comte, serait-il possible que vous en fussiez à croire, qu'un chrétien quelconque sera détourné d'assister à la messe ou d'aller à confesse, par ce que l'Univers aura fait rire aux dépens de quelques rédacteurs du Siècle ? Pour moi, j'ai bien la conviction du contraire et je suis bien sûr qu'en discréditant les mauvais journaux, l'Univers fortifie ceux qu'ils ébranlaient et tend à ramener ceux qu'ils avaient déjà séduits. Je pourrais répondre encore à cette accusation par des faits plausibles, car l'Univers est le seul journal dont les lecteurs soient toujours croissants en nombre, et ses lecteurs y trouvent certainement, du moins pour la plupart, un aliment solide à leur foi et à leur zèle pour tout ce qui se rapporte à la gloire de Dieu. Mais j'aime mieux terminer ici en redisant qu'il n'y a pas là de quoi brouiller à fond des amis. Non ce n'est là qu'une question secondaire, car c'est une question d'escrime à savoir si l'on doit combattre d'estoc ou de taille. À moins qu'à la méthode guerroyante de l'Univers on ne veuille substituer le système des concessions sur tout et des ménagements sans bornes ; ce système qui consiste à n'avoir que des duretés pour de vrais catholiques qui ont le malheur de ne pas nous plaire et que des politesses infinies pour les ennemis du verbe de Dieu. Oh ! Dans ce cas, je l'avoue, ce ne serait plus une question secondaire, car ce système est bien loin du précepte de l'apôtre : ...nec ave ei dixeritis ; qui enim dixirit illi ave, communicat operibus ejus  malignis4 (St Jean, 10) ; et sur ce terrain au lieu d'une défense, c'est une accusation et un blâme que comme évêque j'aurais à prononcer... Mais non, je veux borner ici cette lettre et vous l'envoyer dans son premier jet, telle que je l'écris au courant de la plume. Elle suffira par vous faire voir que nous ne sommes pas et que nous n'avons jamais été des adulateurs de la puissance du jour et que s'il s'est produit quelque part, ce que je ne sais pas, des paroles ou des actes répréhensibles, ils ne sont aucunement la mise en œuvre d'un système bruyamment prôné par nous. Vous vous étonnerez peut-être de ce pronom personnel. Dans la vérité je ne suis à aucun titre rédacteur de l'Univers, mais je me suis tant mis en avant pour lui que sa cause est devenue la mienne et j'accepte bien volontiers cette position. Quoi qu'on en dise, cette œuvre est grande elle répand chaque jour sur le monde catholique ses flots de lumière et malgré les réclamations dérisoires qu'on s'est permise je soutiens qu'à part la propagation de la foi et la Sainte enfance aucune institution moderne n'a rendu à la Religion des services ni aussi étendus, ni aussi efficace, ni aussi précieux. Veuillez, Monsieur le compte, agréer avec indulgence cette lettre qui n'a rien de confidentiel, comme un témoignage bien sincère de ma vieille admiration et de mon affectueux dévouement.

P. Ev. d'Arras

Notes

1Ultramontain et légitimiste, Mgr de Dreux-Brézé, évêque de Moulins avait, au début du mois de mars de l'année 1857, attiré l'attention publique sur l'administration de son diocèse par ses démêlés avec certains de ses curés contre lesquels il avait pris des sanctions, menaçant d'excommunication tout prêtre faisant appel d'une sentence eclésiastique à un tribunal civil. Évoquée devant le Conseil d’État, l'affaire avait abouti à un appel comme d'abus à l'encontre de l'évêque coupable d'avoir, par sa conduite, compromis l'ordre public. Le 26 mars 1857, L'Univers avait vivement protesté contre cette mesure qui frappait l'évêque. Le Correspondant avait également réagi, en la personne de Montalembert : « De l'appel comme d'abus et des articles organiques du Concordat » (Le Correspondant, 25 avril 1857). Le 29 avril, Le Correspondant recevait un avertissement.
2Cette affaire avait éclaté à Bologne en juin 1858, lorsque le Saint-Office entreprit d'enlever à un couple d'israélites, les Mortara, leur enfant âgé de sept pour l'élever dans la religion catholique, sous prétexte qu'il avait été baptisé par une servante catholique, quatre ans auparavant. L'affaire suscita une vive polémique entre plusieurs journaux anticléricaux ou défiants à l'égard de Rome et L'Univers.
3Publiée le 4 février 1859 par La Guéronnière, un fidèle de l'Empereur, la brochure L'Empereur Napoléon et l'Italie préconisait la création d'un état fédéral italien dont le pape serait président.   
4«... ne lui dites pas salut ; car celui qui lui dit salut, participe à ses œuvres mauvaises.»

Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «16 mars 1859», correspondance-falloux [En ligne], Second Empire, Année 1852-1870, Année 1859, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES,mis à jour le : 05/01/2023