Année 1861 |
6 décembre 1861
François Guizot à Alfred de Falloux
Val Richer, 6 décembre 1861
Monsieur et cher confrère, je n'ai pas voulu vous remercier des deux nouveaux volumes de Mme Swetchine avant de les avoir à peu près lus1. Je n'ai pas besoin de vous dire quelles sont mes réserves. Politiques surtout, dans le passé, et religieux aussi dans une certaine mesure. Mais, toutes réserves à part, vous avez, je crois, très bien fait de ne rien supprimer et de donner la pensée de Mme Swetchine telle qu'elle a été. Elle a droit et elle mérite de paraître entière et pure, car, même quand elle est contestable, elle prend sa source dans les idées et les sentiments les plus nobles. Je consentirais volontiers à ce que telle qu'elle est, cette pensée fût contagieuse et fit de nombreux prosélytes. Mme Swetchine est un moraliste chrétien éminent, de l'école de Fénelon2 et de Saint-François-de-Sales3 ; plus, la liberté religieuse qu'elle acceptait pleinement et sincèrement, n'est-ce pas ? Mes filles4, très chrétiennes, très protestantes et très libérales, lisent ces deux volumes avec une satisfaction sympathique qui surmonte toutes les dissidences. Le père Lacordaire nous a été bien vite enlevé5. Il m'a écrit, à l'occasion de ma Politique chrétienne, la dernière lettre, me dit-on, qu'il ait écrite. Excellente lettre, et pour les questions mêmes, et pour la mémoire du père Lacordaire. Comment le remplacerons-nous à l'Académie ? Je viens de répondre à M. de Montalembert qui m'avait écrit que M. de Carné6 était, à mon avis, le successeur naturel. Religieusement et politiquement, il s'est conduit et se conduit à merveille. Nous lui devons d'en tenir grand compte. Je crois aussi que M. Cuvillier-Fleury est en ce moment, le meilleur successeur que nous puissions donner à M. Scribe7. Très galant homme aussi et très fidèle et resté parfaitement étranger à la mauvaise politique de son camp. En se concertant pour ces deux choix des deux groupes monarchiques et libéraux de l'Académie sont à peu près sûres du succès, et s'assureraient la majorité futur il y a du reste rien à faire quant à présent. On m'écrit que l'Académie est encore à peu près déserte et qu'on ne pense guère à nos élections. Soyons seulement bien décidés à nous entendre. Quand serez-vous à Paris ? J'y rentrerai le 28 décembre. Il importera que nous ne tardions pas trop à nous réunir et apprendre une résolution commune. Je ne vous parle pas d'autre chose. Quel spectacle pourtant que celui des deux mondes ! En attendant que nous en causions, croyez bien, je vous prie, Monsieur et cher confrère, à mes plus distingués et plus affectueux sentiments.
Guizot