CECI n'est pas EXECUTE 16 décembre 1839

Année 1839 |

16 décembre 1839

Henri Lacordaire à Alfred de Falloux

La Quercia1, 16 décembre 18392

Monsieur et honorable ami,

Je vous donne déjà bien des visites dont je n'ai pu encore vous rendre aucune, sinon par le mouvement du coeur. Permettez-moi donc de m'acquitter par ce petit billet, avant que nous n'entrions dans cette terrible année 1840 qui, sans détruire mes sentiments pour vous, serait capable d'en renvoyer l'expression à l'autre monde. J'estime beaucoup l'autre monde, grâce à Dieu, mais je tiens qu'il faut payer ses dettes dans celui-ci. Je vous remercie donc du bon souvenir qui vous a fait songer à moi en passant à Viterbe et m'a procuré des heures dont la mémoire est encore douce. J'écrivais à Mme Swetchine que vous apparaissiez de temps en temps, comme à l'époque des faits ou plutôt de la chevalerie, lorsqu'après des années de séparation, on se rencontrait tout à coup sous les murs d'Antioche ou d'Edesse3, au pied du mont Liban, ou en buvant de l'eau du Nil. Et, dans le vrai, si la chevalerie de l'épée n'est plus, celle des idées commence. Nous sommes un peu tous, sous beaucoup de rapports du moins, des chevaliers errants de l'intelligence ; nous cherchons le secret perdu de la vérité, même quand nous la possédons, parce que nous ne la possédons pas jusqu'à son dernier mot ; nous cherchons la cité future des hommes, parce que celle d'aujourd'hui n'est plus qu'une tente au milieu d'un champ. Voilà justement ce qui fait, chère et noble ami, que nous nous rencontrons par les chemins de ce monde ; nous sommes deux coureurs d'aventures spirituelles, vous plus jeune, moi plus vieux, partis de rivages plus différents encore que le nombre de nos années. C'est pourquoi vous me pardonnez de ne pas coucher toujours dans le même lit que vous. Celui d'un moine est toujours un peu plus dur et sauvage que celui d'un jeune homme du monde, quelque amoureux de la sagesse qui soit. Oh ! Conservez-moi chèrement cette aimable condescendance ! Réunis que nous sommes par les grands endroits de l'esprit, laissons autant le soin de nous apprendre qui a tort ou raison sur le reste. Dès que Jésus-Christ et son église sont pour vous la pierre angulaire des destinées de l'humanité, je vous tiens pour ayant reçu la lumière de ces révélations qu'on appelle vulgairement des révolutions. Vous êtes homme baptisé du baptême de l'avenir ; vous êtes dans la conjuration de ce que Dieu prépare, son soldat, son lévite, un Français retrempé à la source prédestinée d'où est sortie la France. Vous êtes homme baptisé du baptême de l'avenir ; vous êtes dans la conjuration de ce que Dieu prépare, son soldat, son lévite, un Français retrempé à la source prédestinée d'où est sortie la France. Dieu soit loué ! Je vous absous du reste.

Vous voyez que je me crois encore avec vous, et que je me laisse aller à l'entraînement de la conversation, comme sur la route de Viterbe à La Quercia. Si vous y repassez, ne m'oubliez pas et agréez, en attendant, l'expression des sentiments distingués et affectueux qui survivent toujours à votre présence.

Fr. Henri Dominique Lacordaire, des Fr. préch.

P.-S. mes compliments et hommages, je vous prie au cher Protonotaire apostolique4.

Notes

1Le P. Lacordaire séjournait depuis mars 1839, en Italie, près de Viterbe, au couvent de La Quercia, l'un des couvents dominicains les plus célèbres et un haut lieu de pélerinage. Le 7 avril 1839, il y avait reçu l'habit dominicain.
2Lettre publiée par Le Correspondant du 25 mai 1911, mais non annotée.
3Antioche et Edesse sont les deux capitales des Etats latins d'Orient créés lors de la première croisade, au XIème siècle.
4Frédéric de Falloux, son frère, venait d'être nommé protonotaire apostolique à Rome.

Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «16 décembre 1839», correspondance-falloux [En ligne], Monarchie de Juillet, Années 1837-1848, Année 1839, CORRESPONDANCES, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES,mis à jour le : 18/11/2013