CECI n'est pas EXECUTE 23 décembre 1853

Année 1853 |

23 décembre 1853

Francisque de Corcelle à Alfred de Falloux

Essay, 23 décembre 1853

J'étais tout soulagé de m'être acquitté de la partie la plus délicate de ma tâche vis-à-vis de vous, mon bien cher ami ; mais votre accueil ajoute à cette satisfaction un sentiment plus doux encore. Des lettres antérieures, dans les circonstances les plus difficiles, vous auraient prouvé combien j'étais pénétré de cette pensée que nous étions étroitement unis pour la défense de l'église, et vous y auriez vu aussi qu'Alexis n'a cessé de se féliciter de ses bonnes relations avec vous. Il avait bien raison. C'était la seule manière de me rassurer, même contre ses erreurs. Entre deux amitiés, la plus nouvelle l'emportait sur celle que n'éclairait pas la foi. Que ce souvenir et cette communauté d'efforts restent entre nous, mon cher ami, comme notre bonheur ici-bas, et l'un de nos meilleurs titres à la miséricorde divine ! Je n'ai jamais douté de vous et j'espère bien que vous avez reconnu, sans surprise, dans mon esquisse du passé, la noble confiance à laquelle vous aviez droit. Nul événement ne nous réunira jamais dans une responsabilité aussi redoutable. C'est avec un mélange d'effroi et d'affection profonde pour vous que je m'en souviens.

Encore une fois, n'attribuez pas à une illusion de vanité la part trop étendue que je me suis cru obligé de faire à ma conduite et à mes actes. C'était, du moins je l'ai cru, la meilleure façon de vous représenter exactement notre situation générale, celle d'Alexis [de Tocqueville] du moins, et la valeur si particulière de son témoignage. Je ne suis la queue pour le cadre. Je tenais aussi à vous faire voir que nous n'avions pas besoin de nous écrire pour nous entendre, ce qui ne m'empêche pas de regretter la rareté des communications qui vous sont venues d'Alexis [de Tocqueville] à mon sujet. Je joins ici un mot de Marthe1 à votre chère petite Loyde2. Oui, sans doute, nous prierons Dieu pour elle de tout notre cœur.

Après avoir relu le billet du 14 septembre, je n'y trouve rien qui mérite une conférence avec Alexis ni la plus petite émotion de votre part. Vous n'avez cru, ni l'un ni l'autre, que l'acte du 18 août huit une valeur officielle. Maintenant, il est tout simple que pour modérer son auteur, empêcher de plus graves emportements, vous avez parlé du fond de l'acte, ignorant la publication, avec de grands ménagements personnels. Si vous ne l'aviez pas fait, vous auriez été imprudent. Dans ce que j'ai écrit moi-même officiellement, je n'ai pas loué se manifeste ; mais j'ai respecté ses intentions, reconnu qu'il n'avait pas d'abord gâté nos affaires autant que je l'appréhendai ; j'ai parlé, en un mot, sur le ton qu'il faut prendre quand on veut calmer un amour-propre très puissant, et conserver quelque autorité pour lui dire : « surtout n'allez pas plus loin ! » Mr. de Rayn[eval]3 a été assez au-delà de cette nuance. Il a défendu l'acte à Rome, demandé la publication, ce que je n'ai pas fait et n'aurait pas fait, et cependant il pensait comme moi, il croyait atteindre ainsi le même résultat de politique modérée. Dans une lettre particulière, il m'écrivait : « jusqu'ici, ce manifeste n'a pas dépassé la juste mesure. On commence à reconnaître que nous avions raison en signalant le danger, etc. » Je suppose, avec beaucoup de vraisemblance, que votre attitude a été semblable à la mienne. Vous trouvant en face de l'obstacle, vous deviez mieux que nous encore, apprécier la difficulté d'atténuer le mal et de conjurer un si grand péril. Je n'ai pu retrouver la note que vous avez exigée, dans les journaux après la publication. Vous me feriez plaisir de m'en envoyer copie avec la date. Pour la même occasion, pourriez-vous me faire copier également, (si vous l'avez conservée) la lettre que j'ai dictée pour vous à Mola4. J'en ai retrouvé une ou deux de vous que vous aurez, je vous le promets. Elles dépeignent bien nos anxiétés. Nous éprouvions de loin les mêmes appréhensions diverses, les mêmes doutes, les mêmes peines. Si votre secrétaire avait beaucoup de loisirs, vous mettriez le comble à vos générosités, en m'envoyant copie de mon dernier extrait de 20 pages, y compris le résumé que je vous ai adressé. Vous garderiez mon écriture avec mes enveloppes indiquant que ce sont papiers réservés et m'appartenant. Comme je puis m'absenter, voici l'adresse de ma sœur et voisine : Mme la comtesse Roederer5, Bursard, Orne. Il résulte du récit d'Alexis [de Tocqueville] qu'il a regretté, même après le 30 octobre, qu'on n'eut pas rompu avec le Saint-Siège, sur les questions de personnes et de procédures. Il n'a différé avec le président que sur l'occasion de la rupture. Jugez ce qu'il m'a fallu de soins et de rames de papier pour contenir cet excellent ami. Si un autre que moi eut été là, moins lié et moins en remontrance avec lui, Alexis [de Tocqueville] eut, peut-être, passé du côté des plus imprudents. Quand je ressasse tout cela, je me prends de religieux émerveillements devant les fins et moyens de la providence. Comme elle emploie toutes les particularités différentes de chaque situation et de chaque caractère à l’œuvre décrétée ! Comme elle y fait servir, les scrupules et réserves de celui-ci, les imaginations creuses de celui-là, les demi et les complètes vérités, les pleins et médiocres courages, les dévouements absolus, les plus notoires hostilités et perfidies. Une des grosses erreurs de Veuillot, par exemple, est de croire que Dieu ne peut réussir qu'avec des Veuillot. Eh, non, mon cher journaliste, vous avez aussi votre utilité et vos inconvénients ; mais les instruments de la volonté divine sont d'une infinie variété, liberté, condescendance et miséricorde. Elle se plaît, à nous instruire que par des encouragements inattendus, par des démentis qui ne le sont pas moins, par des contrastes continuels où l'on voit le bien sortir du mal, le mal du bien, afin que le libre arbitre de tous ait sa part et cependant que rien ne s'accomplisse en dehors de la souveraine direction, afin que les honnêtes gens ne se laissent point aller à l'orgueil, et qu'en même temps, de bonnes intentions mêlées à beaucoup de faiblesses ne soient pas perdues. Que de fois, je me suis demandé pourquoi et comment, j'ai pu, dans cette affaire, sortir de toutes mes complications des abîmes de mon passé, de mon obscurité si bien motivée pour m'entendre avec Cavaignac6, puis avec vous, et même avec Alexis ? J'étais alors de ceux qui pleuraient et priaient. C'est bien une raison ;  mais ce n'est pas la seule. Je conviens, mon cher ami, une digression et, je le crains une divagation qu'il ne faut pas pousser plus loin. N'allez pas y voir une éloge des chemins tortueux ni des infirmités de ce monde. Ce qui est simplement droit mérite toujours la préférence, et comme dit Fénelon7, les innocents qui font le bien le font plus excellemment. Seulement, comme Saint-Paul le conseille, il faut supporter les faibles ; et s'ils sont supportables, c'est qu'ils peuvent avoir du bon. Saviez-vous qu'une des dernières scènes du cabinet avait eu lieu à cette occasion : on était convenu avec le président que je ne serai pas révoqué et qu'on l'attendrait ma fin naturelle aux termes de la loi électorale. Cependant comme le président se montrait peu satisfait de cet arrangement, Duf[aure]8 redoutait une insertion de révocation, à son insu au Moniteur ; il donna ordre à la rédaction qu'on le réveillât à toute heure de la nuit si une pareille note était envoyée. À 0:00, le rédacteur lui apporte cette note. Opposition de Duf[aure]. Elle ne paraît pas. Le lendemain, veille ou avant-veille du 30, reproches, etc...Je tiens cela de Duf[aure] lui-même et de ses amis. À ce moment, Bedeau9 fut appelé et on lui proposa ce qui, sur son refus, fut donné à M. d'Hautpoul puis à Baraguey d'Hill[iers]10. Il répondit que sa conscience ne lui permettait pas de contraindre le pape et qu'il ne pourrait me succéder, après une révocation, puisqu'il m'approuvait. Bed[eau] m'a dit à Br.11 , cet été, qu'il avait écrit toute cette conversation. Vous auriez déjà ma fusée sur la loi d'enseignement si ce sujet ne produisait sur moi son effet accoutumé. Je ne suis pas trop bien portant depuis quelque temps, sans être malade. Pourtant, je vous l'ai promis et vous l'aurez. Je sens très vivement, à ce qu'il me semble, un des grands côtés de notre but ou plutôt de notre instinct de 1849. Mais je ne veux rien vous envoyer qui ne soit très réfléchi. Que vous aurez là une pauvre offrande ! Quatre pages qui se font attendre comme un livre ! J'y renoncerai si, dans ce cas, je ne mettais ma satisfaction philosophique avant la vôtre. J'ai la certitude que vous n'y trouverez aucune lumière ; c'est aussi pour cela que je ne me presse pas. Ma récompense sera de causer platoniquement avec vous, quand vous aurez imprimé et tout terminé. Je voudrais bien, vous répondre bientôt : « au revoir ! » Malheureusement, mon mois de janvier est tout entier engagé en Normandie ; j'ai des affaires de baux à renouveler, etc. Nous comptons aussi, d'après un avis du Dr Trousseau, attendre ici, deux ou trois semaines, que l'épidémie de Paris ait un caractère plus déterminé. Notre poupon et notre grande fille nous rendent circonspects. Quand février sera venu, il faudra bien que je donne quelques semaines encore à tous les parents et amis qui seront, comme nous, de retour et réunis. Puis Mars arrivera bien vite. À ce moment, la Provence me réclame depuis deux ans. Je ne vois pas, à mon grand regret, comment je pourrai vous voir prochainement si vous ne faites par vous-même une pointe sur Paris. J'ai écrit à M. Molé qu'il ferait bien d'ajouter à ses patrons, Saint-Aignan que l'on fêtait le 17 novembre. Saint-Aignan, évêque d'Orléans arrêta en 451 Attila à la tête d'une armée, sous les murs de cette ville. Saint-Louis voulut en 1269 assister en procession solennelle, à la translation de ces reliques je disais au vénérable père de la fusion ; votre œuvre a précisément pour objet de conjurer l'invasion des Huns intra et extra muros. Ne pensez-vous pas que le 17 novembre Saint-Aignan et Saint-Louis aient prié pour nous ? M. Molé me répond qu'il est d'autant plus frappé de mes coïncidences que les premières nouvelles de son gendre lui ont été apportées à Champlâtreux par le successeur12 de Saint-Aignan qui ne se doutait pas de ce qu'il apportait ! Adieu, cher ami, je vous écris de ma plume la plus pointillante, la plus embrouillée et la moins apprêtée, en anticipant un peu sur 1854 pour vous offrir des vœux bien tendres. Veuillez y ajouter auprès de Mme de Falloux les hommages de cet hôte inconnu qui vous aime tant.

F. C.

Mon pauvre ami Arnold [Scheffer]13 a succombé à une maladie de cœur.  Ary [Scheffer]14 doit être bien affligé. Je lui ai écrit, il y a deux jours.

Notes

1Marthe de Corcelle (1832-1902), fille unique de F. de Corcelle.
2Loyde de Falloux (1842-1881), fille unique d'A. de Falloux.
3Rayneval, Alphonse Gérard de (1813-1858), diplomate. Il fut le seul diplomate français auprès de Pie IX à Gaète et l'accompagna lors de son retour à Rome. Il fut l'un des plus ardents partisans de l'intervention française dans les Etats pontificaux.
4Mola di Gaeta, petit village situé près de Gaète, où séjourna F. de Corcelle au cours de l'été 1849. Rappellons que F. de Corcelle avait été chargé par son ami A. de Tocqueville, alors ministre des Affaires étrangères, de restaurer l'autorité du pape Pie IX, contraint de se réfugier à Gaète après l'attaque du palais Quirinal par les partisans de G. Mazzini, le 24 novembre 1848.
5Blanche-Joséphine de Roederer, née de Corcelle, comtesse (1797-1884).
6Le 27 novembre 1848, le général Cavaignac, de sentiment républicain, alors chef du Gouvernement provisoire de la République avait chargé F. de Corcelle de se rendre à Rome pour offrir asile au pape. Pie IX avait néanmoins préféré se placer sous la protection du roi de Naples, allié de l'Autriche.
7François de Salignac de La Mothe-Fénelon dit Fénelon (1651-1715), théologien et écrivain.
8Jules Dufaure était alors le ministre de l'Intérieur.
9Marie-Alphonse Bedeau (1804-1863), militaire et homme politique. Elève de Saint-Cyr, il combattit en Algérie au cours de plusieurs expéditions entre 1837 et 1847. Revenu en France à la veille de la révolution de février 1848, il sera nommé Gouverneur militaire de Paris par le nouveau régime. Elu de Loire-Atlantique à l'Assemblée Constituante, il sera de nouveau réélu à l'Assemblée Législative par la Seine. Hostile au coup d'état du 2 décembre 1851, il sera mis à la retraite le 5 août 1852. Vivant retiré en Belgique, il revint en France après l'amnistie de 1859.
10Le général d'Hautpoul avait été sollicité pour remplacer F. de Corcelle à Rome et prendre la tête du corps expéditionnaire en Méditerrannée. Ayant, entretemps été nommé ministre de la Guerre, c'est en définitive le général Baraguey d'Hilliers qui se verra confier le commandement de ce corps expéditionnaire.  
11Sans doute à Broglie, demeure de la famille du même nom.
12Mgr Dupanloup, évêque d'Orléans depuis 1849.
13Arnold Scheffer (1796-1853), proche de Lafayette, il était l'auteur De l'état de la liberté en France.
14Ary Scheffer (1795-1858), illustrateur et peintre. Il est le frère aîné d'Arnold Scheffer, l'ami que Corcelle vient de perdre.

Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «23 décembre 1853», correspondance-falloux [En ligne], Second Empire, Année 1852-1870, Année 1853, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES,mis à jour le : 29/01/2024