Année 1859 |
2 mai 1859
Henri Lacordaire à Alfred de Falloux
Mon cher ami, je vous remercie de votre bien bonne lettre du 29 avril. Le mot que j'ai écrit à M. Cochin sur votre dernier article2 du Correspondant avais pour but de dire ma pensée à nos collaborateurs sur un sujet de la plus haute gravité. Il me semble que, tout en réservant les droits temporels du Saint-Siège et en exprimant des craintes légitimes sur l'esprit révolutionnaire, on pouvait nettement faire sa part à l'Autriche, se séparer d'elle, la déclarer l'auteur des maux qui pèsent sur l'Italie, flétrir son égoïsme et son machiavélisme, et on avait en cela pour précédant les pages civiles du comte de Maistre3 à l'endroit de cette puissance4. Certes, au temps où écrivait ce grand homme, la révolution était bien déchaînée, et cependant jamais il n'a hésité à dire la vérité sur l'Autriche, parce que la vérité passe avant tout et que la responsabilité des malheurs publics doit retomber sur ceux qui en sont la première cause. Si M. de Maistre était si libre et si sévère contre l'Autriche dès 1792 et jusqu'en 1814, que serait-ce aujourd'hui après que cette puissance à user 45 ans d'un siècle à tirer des traités de 1815 des conséquences désastreuses pour la papauté et pour une des plus belles questions de ce monde. De ce que l'Autriche a eu l'art funeste de mêler à sa cause celle de la Papauté, du moins en apparence, est-ce une raison de dissimuler et n'est-ce pas, au contraire, une raison plus forte de séparer l'avenir des catholiques d'une solidarité si nuisible, pour ne pas dire plus ? Vous me demandez si l'on peut avoir confiance au chef du gouvernement français associé à la politique du Piémont et des révolutionnaires d'Italie. À la bonne heure : mais c'était une raison de plus de s'énoncer franchement sur l'Autriche, qui fait ainsi beau jeu au gouvernement français, au Piémont et aux révolutionnaires d'Italie. Et puis, que voulez-vous ? Ni les Bourbons, ni Louis-Philippe, ni la République n'ont eu le courage de servir efficacement la cause de l'Italie. Il se présente un homme, plus hardi qu'eux, plus habile, qui croit de son intérêt, qui croit utile aussi à la France, à l'Europe et à l'Eglise, de rompre avec ce triste legs du passé. Je ne l'eusse pas choisi ; j'ignore ses secrètes pensées ; je ne sais pas s'il veut aller au-delà d'une guerre limitée dans un but honnête et généreux ; mais enfin il se présente après quarante-cinq ans, il a une armée de six cent mille hommes, une toute-puissance incontestée, un grand intérêt à ne pas s'abîmer sous les efforts de la démagogie. Voulez-vous que je le repousse et que j'attende un autre homme, un Bourbon, un d'Orléans, ou bien, dans le lointain des âges, un Cyrus5 inconnu ? Il faut à toute chose un homme, une puissance : la France est la seule qui puisse délivrer l'Italie, et avec elle la papauté, et sans accepter la responsabilité de desseins occultes et condamnables, ne peut-on pas voir dans ce qui se passe un arrêt de la justice divine qui va s'accomplir ?
D'ailleurs, encore une fois, mon cher ami, je me bornais à demander qu'on se séparât nettement de l'Autriche, parce qu'a mes yeux, elle est la cause première du mal. Tout le reste est obscur, cela ne l'est pas, et la grande habileté en toute chose et de saisir ce qui est clair en négligeant ce qui ne l'est pas. Voilà trois siècles que l'abaissement de l'Autriche est la politique de la France, et je ne crois pas que sous François Ier même, l'Autriche est plus funeste au monde qu'elle ne l'est aujourd'hui. Pourquoi ne pas dire cela ? En quoi est-ce manquer de respect ou de dévouement pour le Saint-Siège ? Sans doute le Saint-Siège s'est allié à l'Autriche. Mais, les positions données, était-il libre de ne pas le faire ? Entre la démagogie anti-chrétienne et l'Autriche, le Saint-Siège n'a pas vu de milieu, et l'habileté de l'Autriche a été précisément de détruire ce milieu : dès lors, que pouvait faire le pape ? Mais cette douloureuse situation est le crime même de l'Autriche, et une raison de plus de suivre à son égard la politique de nos rois et les vues du comte de Maistre…Pardonnez-moi de m'exprimer aussi nettement. Vous avez bien raison de me recommander la prudence. Je n'ai dit ma pensée qu'à cinq hommes, vous, le prince Albert de Broglie, M. Eugène Rendu6, M. l'abbé Perreyve7 et M. Augustin Cochin. Pour tout le reste, je me suis tu, et votre recommandation est une marque de votre amitié que j'apprécie. Quoi qu'il arrive d'heureux ou de malheureux, je vous prie de compter sur mon sincère et cordial attachement.
Fr. Henri-Dominique Lacordaire, des Fr. Prêch.