CECI n'est pas EXECUTE 4 janvier 1859

Année 1859 |

4 janvier 1859

Henri Lacordaire à Alfred de Falloux

Sorèze, 4 janvier 1859

Mon cher ami,

La petite caisse destinée à l'école de Sorèze y est arrivée le jour même de l'an. J'ai remis à l'institut les numéros du Correspondant que vous lui adressiez, et ils ont été reçus avec une reconnaissance très épanouie. Mon neveu1 a été on ne peut plus sensible, malgré son âge encore trop jeune, au cadeau de vos ouvrages, et je les ai mis à part pour le temps où il pourra les lire avec fruit. La bibliothèque de Sorèze, quoique très bien partagée, ne m'a rien dit pour vous, ce qu'il faut pardonner aux distractions ordinaires des savants. Quant à moi, je me suis déjà rasé deux fois avec vos rasoirs anglais, et comme la pauvreté ne me permet d'en avoir quatre à la fois, j'en ai donné deux au R. P. Mourey2, en ayant l'égoïsme, je vous l'avoue, de garder ceux que j'estimais les meilleurs pour ma pauvre barbe grise. Vous avez laissé à Sorèze3, cher ami, un souvenir cher à tout le monde. Je puis vous dire sans flatterie que vous avez réussi au-delà de toute expression, et l'on me demande sans cesse si vous ne reviendrez pas pour la distribution des prix. Ce que vous me dites de la dernière audience de Montalembert4 m'a bien réjoui. Je voudrais maintenant, et je le lui ai écrit, qu'il se retirât davantage dans ses travaux chrétiens. L'arène politique est formée pour un temps dont nous ignorons la durée. Il ne nous reste qu'à maintenir les principes généraux d'une juste liberté sous un honnête gouvernement et d'attendre avec patience que Dieu nous juge digne de ce bienfait. Mais il y a une tribune toujours ouverte, c'est celle de la vérité contre l'erreur, du bien contre le mal, de la foi contre l'incroyance, de Jésus-Christ contre le monde. C'est pourquoi je désire ardemment que le Correspondant, sans abandonner les principes généraux et immuables d'une scène politique, devienne de plus en plus le théâtre d'une forte et honorable polémique contre les erreurs religieuses de notre époque…Nous devons remplir ce rôle en chrétiens convaincus, qui ne transigent pas sur la vérité, mais qui ne la revêtent pas non plus de passions haineuses et de préjugés étroits. Rien n'est calme, beau et serein comme l'antiquité polémique du christianisme, et cependant il avait devant lui de bien cruels sophistes et de bien exécrables tyrans. Mais Jésus-Christ remplissait l'âme de ses défenseurs ; il souffrait pour sa cause, et la souffrance même leur inspirait la douceur d'un héroïsme surhumain. Voilà les modèles que nous devons suivre. Le succès de Montalembert a été heureux pour nous, je crois. Mais, loin d'en abuser, nous devons de plus en plus donner à la protestation du Correspondant contre un fanatisme odieux le caractère qu'il convient, caractère de modération, d'élévation, d'onction même. Le nombre croissant des abonnés5 prouve que nous répondons à un vrai besoin des âmes, et qu'en dehors de la multitude à qui plaisent la colère et l'injure mises au service de la foi, il existe, dans notre patrie, une génération de chrétiens qui préfère de meilleures armes. Je vous souhaite, cher ami, une bonne année. Veuillez présenter mes hommages respectueux à Mme de Falloux et agréer l'expression de mon sincère attachement.

Fr. Henri-Dominique Lacordaire, des Fr. Prêch.

Notes

1Stanislas Lacordaire (1836-1866), engagé volontaire dés 1854 en Italie, il participera par la suite à la campagne d'Italie ; il est le fils aîné de Théodore Lacordaire (1801-1870) entomologiste belge d'origine française, frère d'Henri Lacordaire.
2Charles Vincent Mourey (1831-1912), abbé. Tertiaire dominicain, l'abbé était entré à Sorrèze en 1854, comme Lacordaire. Ayant gagné toute la confiance de ce dernier, il devint son confesseur et son légateur universel.  
3Falloux avait effectué un voyage dans le sud de la France au cours de la première quinzaine de décembre 1858, séjournant à Sauveterre, dans le Gers, chez son ami A. de Rességuier et à Sorèze pour rendre visite au P. Lacordaire.
4Condamné le 24 novembre 1858 à six mois de prison et une amende de 3.000 francs pour son article du Correspondant du 25 octobre 1858 (« Un débat sur l'Inde en Angeleterre ») dans lequel il faisait l'éloge de l'Angleterre et des ses institutions et accordait la préférence à ces institutions sur la constitution française, Montalembert avait fait appel. Ayant été gracié à l'occasion de l'anniversaire du 2 décembre, il avait refusé cette grâce et réclamé l'appel. Lors de l'audience du 21 décembre, les plaidoiries de ses deux avocats, J. Dufaure et P.-A. Berryer aboutirent à un arrêt qui infirma le jugement de l'instance. Le lendemain de l'audience, Montalembert fut une nouvelle fois grâcié.  
5En moins de quatre années, le nombre des abonnés du Correspondant était passé de 600 lors de sa reprise en main par Montalembert et ses amis (en octobre 1855) à 2.500 à la veille du procés dont il est ici question.

Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «4 janvier 1859», correspondance-falloux [En ligne], Second Empire, Année 1852-1870, Année 1859, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES,mis à jour le : 21/12/2011