Année 1862 |
8 janvier 1862
Armand de Pontmartin à Alfred de Falloux
Paris, 8 janvier 1862
Mon cher comte,
Je suis forcé de partir après-demain pour le Midi, ce qui me mettrait dans l'impossibilité de recevoir la réponse de M. Autran. Je prends le parti de lui adresser votre lettre dont il fera l'usage qu'il juge convenable, tout en lui conservant son caractère confidentiel, ainsi que je le lui recommande avec instance. Je crois que M. Autran1 a été découragé, il y a un ou deux mois, en voyant les journaux et les gens bien informés mettre en avant d'autres noms que les siens, et c'est ce qui l'a décidé à prolonger son séjour en Provence. Mais ma lettre et surtout la vôtre le décideront peut-être à revenir, à voir en passant son ami Laprade et à réinstaller bravement sa candidature. Il est évident que les chances certaines du Prince Albert de Broglie pour le fauteuil du P. Lacordaire2 imposent une grande prudence aux Académiciens qui, ne voulant pas voter pour Octave Feuillet3, trouveraient trop politique le nom de M. Cuvillier-Fleury4. M. Autran, sous ce rapport, offre ces qualités d'entre-deux, qui ne sont pas à dédaigner. Ses sentiments sont les nôtres, mais, à des doses homéopathiques ; sa vive amitié pour M. de Laprade ne l'empêche pas de cultiver, à certains moments, Mérimée5, Sainte-Beuve6 et même Taxile Delord7. Enfin, il donne de charmants dîners, et il a cent mille livres de rentes, ce qui est pour les poëtes [sic] et peut-être même pour les autres hommes une excellente garantie d'indépendance.
J'ai trouvé, comme je le craignais, M. Buloz8 peu favorable à Madame Swetchine, au moins pour le moment. Il paraît croire qu'il vaudrait mieux attendre la publication prochaine de la Correspondance avec le P. Lacordaire9 pour faire une étude d'ensemble, qu'il me confierait volontiers. Au reste, mon cher comte, je me hâte d'ajouter que ma situation à la Revue des Deux Mondes pourrait bien, cette fois encore, n'être que précaire et transitoire. Je ne m'y sens pas à mon aise, et j'y perds le peu de physionomie et d'originalité que je puis avoir. Ah ! Si le parti10 le plus riche de France servait la cause du prince qui est encore, dans son exil, le plus grand seigneur du monde entier, si ce parti voulait comprendre qu'après trente ans de services littéraires, (quatorze en province et seize à Paris), on a droit enfin à une autre position que celle de collaborateur, au rabais, de M. Escande11 et de M. Anot de Mézières12, Dieu sait que je n'aurais jamais déraillé du côté de la rue Saint-Benoît13 ! Quoiqu'il en soit, mon cher comte, je vais passer deux mois à la campagne : j'y serai accablé d'ennuyeuses affaires, et n'aurai guère de temps que d'écrire pour le Correspondant, un article auquel je tiens beaucoup sur le Louvois de M. Camille Rousset14, dont je puis dire que mon fils est le meilleur élève. Je serai de retour à Paris vers le 15 mars. M. de Gaillard y sera, je l'espère, à la même époque, et croyez-bien que tout ce qui pourra prouver que je ne serai ni un apostat, ni un déserteur ni un sceptique, me trouvera d'avance tout disposé et même tout décidé. En attendant, mon cher comte, veuillez, je vous prie, agréer l'assurance de ma tendre et respectueuse amitié.
A. de Pontmartin.