CECI n'est pas EXECUTE 6 août 1876

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6 août 1876

Charles de Lacombe à Alfred de Falloux

Chappes, par Auzon1 (Haute-Loire), 6 août 1876

Cher ami, me voici revenu depuis quelques jours ; je veux profiter de cette rentrée dans la vie calme des champs pour vous remercier de votre bonne lettre. Elle m'attendait à Paris et a été pour moi comme une parole de bienvenue dont j'ai vivement senti le prix. Ce que j'ai recueilli de l'impression produite par mon étude ne m'a pas paru trop en désaccord avec le jugement que votre amitié vous avait dicté. Très décidé à dire toujours la vérité, mais de plus en plus enclin à éviter tout ce qui peut amener les froissements dont les conséquences sont souvent si funestes et si graves dans l'ordre politique, je n'étais pas, jusqu'au jour de la publication, sans quelque inquiétude, je me suis même imposé certains retranchements malgré vos encourageants conseils, persuadé que je regretterais moins trop de sévérité pour moi-même que trop d'indulgence. Que vous dirai-je de ce que j'ai pu voir à Paris de l'état des esprits et de la situation ? J'arrivais au moment où le Sénat venait de rejeter les modifications proposées à la loi d'enseignement ; j'ai été frappé du contraste entre les impressions que faisait naître cette victoire, d'ailleurs si désirable, et le langage des journaux conservateurs. D'un côté des allures triomphantes et des excitations impatientes, et au contraire chez un grand nombre de ceux qui, par leur vote, avait déterminé cette victoire, le sentiment de dissuasion très grave et comme l'effroi rétrospectif de la crise que ce vote, auquel leur conscience les obligeait, aurait pu ouvrir. Le duc de Broglie, qui s'est surpassé dans son discours, m'a paru très pénétré de ce sentiment. Il me disait qu'en entendant M.Dufaure indiquer qu'il n'y aurait pas de questions de cabinet, il avait éprouvé un véritable soulagement, et qu'il aurait été, dans le cas contraire, jusqu'à souhaiter sa propre défaite, tant lui semblait redoutable un changement ministériel, dans les circonstances présentes, avec une majorité si faible au Sénat, et l'obligation d'arriver à une dissolution, que ne suivraient pas des élections meilleures. Je ne sais s'il garde toujours cette disposition, au milieu des impatiences qui l'environnent ; mais il me l'a exprimée de lui-même, en déplorant, chez quelques-uns de nos amis, une précipitation malheureuse. Vous savez déjà combien cette pensée répond à la mienne. J'espérais que l'arrivée d'une législation nouvelle permettrait aux conservateurs de se dégager des liens que leur imposait, grâce à l'assemblée, des rapports ou des luttes de cinq années, et qu'on pourrait ne garder des fautes commises que l'expérience nécessaire pour ne pas les renouveler. Je reconnais que l'expérience aurait dû profiter aux deux parties du Sénat, et qu'on est aussi coupable d'un côté que de l'autre de ne s'en pas servir. Mais je voudrais qu'on jugea tout le monde avec même équité, et quand je vois avec quelle facilité on oublie les actes des plus exaltés de l'extrême droite de l'appel au peuple, je me demande pourquoi on serait si sévère pour les erreurs du centre-gauche. Je crois trop à la nécessité de réunir toutes ses forces pour souhaiter qu'on écarte M. de Franclieu2 lui-même, ou tel bonapartiste militant. Mais je voudrais qu'on se ménageât, dans son langage, dans ses procédés, dans sa politique, quelques points de rapprochement avec les modérés de l'autre partie, aujourd'hui égarés, dévoyés, je l'accorde, coupables même, je le veux bien, mais dont les circonstances pourront provoquer le retour ou faire désirer l'appui. Resserrer la majorité dans des limites tellement étroites que, si quelques voix seulement viennent à s'en détacher, elle tombe, c'est la mettre à la merci de ces voix ; les plus exigeantes ne seront pas les plus modérés, bien au contraire ; voilà donc la politique livrée, non pas à la majorité de la majorité, mais à la minorité, c'est-à-dire à la portion la moins raisonnable de cette majorité.

Mais à quoi bon vous entretenir de mes réflexions solitaires ? Peut-être n'auront-elles pas votre approbation, et vous pourriez me dire d'ailleurs que vous n'avez pas à les appliquer. J'oserais cependant ajouter que si elles vous paraissent justes, vous leur donneriez auprès de ceux qui auraient à les mettre en pratique une grande autorité en les faisant passer par votre bouche. Pour ma faible part, j'ai essayé de les répandre, et vous me connaissez assez pour savoir que, persévéra m'en lier avec le duc Pasquier, malgré les attaques dont il est l'objet, je ne lui ai pas tenu le même langage qu'au duc de Broglie ou à de  Meaux. À l'assemblée, je plaidais auprès de la droite la cause du centre-droit, et auprès du centre-droit la cause de la droite. C'est un métier ingrat, mais qui, je le crois, sera toujours mon lot. Vous me parlez de la vie de Berryer3. Je suis bien loin de l'avoir écrite. J'en prépare les éléments, je me pénètre de cette admirable correspondance, j'espère que je réussirais à faire cette ouvre, mais je sacrifierai l'empressement de la publier au désir de lui donner tout l'achèvement dont je serai capable. Tout en m'occupant de ce travail, en voici un autre qui arrive, ou plutôt que je reprends : c'est la vie de M. de Serres4. On commence la publication de sa correspondance qui m'avait été autrefois communiquée ; des difficultés, que je vous ai peut-être contées, m'avaient obligé à ajourner cette étude. Je voudrais m'y remettre pour le Correspondant, et peut-être plus tard pour en faire un livre. Henri IV5 ! De Serres ! Berryer ! Si je parvenais à résumer sous ses trois dont le labeur de ma vie, je rendrais grâce à la providence. Adieu, cher ami, ne m'oubliez pas, donnez-moi quelquefois de vos nouvelles. Le souvenir du Bourg d'Iré est bien présent à mon foyer. Je vous en offre l'assurance en vous exprimant encore une fois mon tendre et profond attachement.

Notes

1Commune de résidence de Charles de Lacombe.
2Charles, Paul, Alexandre Pasquier de Franclieu (1810 – 1877), homme politique. Élu à l'assemblée nationale en 1871 par les Hautes-Pyrénées, il siégea à l'extrême droite parmi les légitimistes intransigeants. Le 11 décembre 1875, il sera élu sénateur inamovible par l'Assemblée nationale.
3Charles de Lacombe, Vie de Berryer, 3 vol. ; Firmin-Didot, 1894-1895.
4Olivier de Serres (1539-1619), auteur d'un célèbre traité, Théâtre d’Agriculture et mesnage des champs, réédité à plusieurs reprises, il est considéré comme le père de l'agronomie française. Charles de Lacombe était en train de travailler à sa biographie qui sera publiée quelques année plus tard sous le titre Le Comte de Serre, sa vie et son temps, Paris, Didier, 1881, 2 vol. in-8°
5Charles de Lacombe était l'auteur de Henri IV et sa politique, Paris, Didier, 1861, 518 pages. L'ouvrage obtiendra le second prix Gobert de l'Académie française en 1881. Mais il fait ici allusion à un article consacré à Henri IV et qu'il s'apprêtait à publier dans le Correspondant.

Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «6 août 1876», correspondance-falloux [En ligne], Troisième République, 1876, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES,mis à jour le : 06/02/2012