CECI n'est pas EXECUTE 6 février 1883

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6 février 1883

Antonin Plessis Alfred de Falloux

Volders1, 6 février 1883

Monsieur le Comte,

Il y a quelques instants la Vie du P. Lacordaire2 était entre mes mains et j'y relisais une fois encore votre lettre au sujet du chapitre XIV. J'y voyais combien vous aviez eu peur de ne pas comprendre et combien vous aviez admirablement compris les sublimes absurdités de la vie religieuse. L'homme du monde, comme vous le dites, se croyait dépourvu de ce sens divin que Dieu n'accorde qu'à de rares privilégiés, et ce sens divin, vous le sentiez en vous jusqu'à ses plus infinies délicatesses. Ce qui révolte tant d'autres ne vous a pas révolté. Cette abdication radicale de soi-même, cet agenouillement de l'homme tout entier devant chaque ordre d'un supérieur, devant chaque minutie d'une règle, ne vous ont pas paru rogner la dignité humaine. Il y a une tyrannie que vous avez admise, une seule : celle de l'amour divin. Il y a un esclavage glorifiant que vous avez reconnu, un seul, et vous l'aviez salué d'une admiration attendrie.

Cet esclavage, par une libre volonté, pèse sur moi. Novice encore, je m'essaie à porter sur des épaules chaque jour plus soumises le joug de la vie religieuse. Pour les fixer à jamais sur l'indocilité d'une âme de vingt ans, il faut courber bien bas son front dans la poussière d'une humilité volontaire. Aujourd'hui l'obéissance exige de moi un sacrifice qu'elle ne demande précisément que dans la pleine certitude de tout ce qu'il me coûte. Pour un simple novice, tel que je suis, une correspondance avec Monsieur de Falloux m'honore trop. Au premier jour je le savais. Jusqu'ici pourtant l’excès de votre bienveillance m'était une excuse.

Dés maintenant je n'ai donc qu'à vous témoigner toute ma reconnaissance pour cette bienveillance généreuse dont je garde, comme une espérance, le souvenir et la <mot illisible>. Car ici, si vous me le permettiez, Monsieur le Comte, la rupture ne serait pas un adieu. Si ce n'était là trop d'audace, je vous dirais : au revoir ; et, dans deux ans, je ne romprais pas le silence, je continuerai cette correspondance dont je remerciais Dieu comme d'une de ses plus visibles bénédictions sur ma vie.

Au sujet du travail dont vous me parlez dans votre dernière lettre, permettez-moi de vous dire que je n'avais voulu que prendre une consultation anticipée qui m'éclairât, non dans l'exécution, mais dans la préparation. Aujourd'hui ce n'est pas pour moi de longtemps l'heure de l'action. Fût-elle sonnée, qu'il me manquerait toute une science dont je bégaie à peine les rudiments pour ébaucher le plan dont je vous avais soumis l'idée. Je suis déjà très heureux qu'il puisse construire quelque chose de bon, à votre avis. En terminant, Monsieur le Comte, je hasarderai une demande. Si le novice ne peut plus vous écrire, il peut, il doit toujours prier. Il y a donc des lettres que je pourrai toujours recevoir de vous. Dans chacun des deuils qui vous atteindront (et vous savez si Dieu ménage la douleur à ceux qui les entendent) vous voudrez bien vous souvenir de moi et m'admettre à l'honneur de les partager. Ma réponse sera la réponse muette de la prière que l'oreille de l'homme n'entend pas, mais qui émeut le cœur de Dieu.

D'autres auraient pu chercher à couvrir du voile de vingt prétextes ce que j'avais à vous annoncer. J'ai cru indigne de descendre à cette recherche en écrivant à celui qui a dicté la lettre que je rappelais aux premières lignes de la mienne.

Daignez croire, Monsieur le Comte, à ma pleine respectueuse admiration et à mon dévouement le plus inaltérable.

Fr. Le Plessis des Fr. Prêcheurs.

Notes

1Ville du Tyrol autrichien.
2Sans doute s'agit-il de la biographie écrite par Th. Foisset, Vie du R. P. Lacordaire, Paris, Lecoffre fils, 1870, 2 vol.

Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «6 février 1883», correspondance-falloux [En ligne], Troisième République, 1883, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES,mis à jour le : 17/05/2022