1871 |
27 mars 1871
Yvan Gagarin à Alfred de Falloux
Versailles, 27 mars 1871
Mon cher ami,
La situation est certainement grave, mais ici nous sommes moins alarmés que partout ailleurs. On est parfaitement décidé à ne pas pactiser avec l'émeute et à agir avec vigueur, mais il faut n avoir les moyens. Il y a deux jours on avait 45 mille hommes, 15 mille de troupes sures, 30 mille qui l'étaient beaucoup moins. L'esprit de la troupe s'améliore, rien qu'à voir les soldats dans la rue on est frappé des progrès accomplis depuis huit jours. Il arrive des troupes et des gardes nationaux tous les jours. Bientôt on aura 200 mille hommes. Très prochainement, on va occuper un certain nombre de points rapprochés à Paris et dans Paris, entre autres les Champs Élysées, pour servir de points d'appuis à la population qui reste fidèle à l'ordre. On s'avancera progressivement, de manière à concentrer l'émeute dans Montmartre et dans Belleville et quand le temps sera venu, on donnera ce que les militaires appellent le coup de chien. Cremer1, qui avait accepté des mains du comité un commandement important, est venu hier à Versailles faire sa soumission. Il est ensuite retourné à Paris, en promettant dit-on, à M. Thiers, de remettre l'hôtel de ville entre les mains de l'autorité. Comme le Gaulois parle aujourd'hui de sa visite à M. Thiers, il est bien possible que le comité le fasse fusiller. Quoi qu'il en soit, les membres sont fort embarrassés de leur victoire et ils ne savent trop que faire. On parlait hier de la dictature de Blanqui2. Quelques uns des maires de Paris jouent un fort certain rôle. Clémenceau3, Tirard4, <nom illisible>, etc. sont les véritables organisateurs de l'émeute. Ils ont voulu se servir de l'Internationale pour se hisser au pouvoir ; mais le 18, la victoire ayant été si facilement acquise, l'Internationale n'a pas voulu céder sa place aux maires, ce qui les a forcés à se rejeter du côté de l'assemblée. Ils ont ensuite manœuvré entre l'assemblée et le comité pour se faire une position, mais ils n'ont réussi, je crois, qu'à se compromettre des deux côtés. L'assemblée a été indignée de la scène des maires apparaissant dans la tribune avec leurs écharpes et répondant aux cris de vive la république poussés par la gauche. Peu s'en est fallu qu'on criât vive le roi ; le cri même a été poussé ; mais il est resté isolé et étouffé dans le tumulte. Deux jours après nouvelle indignation de la droite en prenant connaissance de l'incroyable proclamation de Saisset5. M. Thiers, par égard pour les services rendus par l'amiral6 a refusé de lui infliger un désaveu. De là explosion de colère, il était question de déposer M. Thiers et de proclamer le Duc d'Aumale, lieutenant général du royaume. Enfin, on l'a contenu. Le parti légitimiste, au mieux la grande majorité, est très opposée à une restauration précipitée. Ils veulent Henri V, mais ils veulent aussi que la république, après avoir endossé la paix, endosse toute la liquidation de l'Empire et qu'on soit en présence d'une situation normale. Beaucoup de bons esprits dans la majorité ne se prononcent pas entre la monarchie et la république comme situation définitive, mais on convient généralement que la république doit se charger du plus rude de la besogne. M. Thiers a dit aujourd'hui qu'en quittant le pouvoir, il s'engageait à laisser la situation intacte, aussi peu compromise d'un côté que de l'autre. On lui attribue un autre mot, qui aurait été prononcé à Bordeaux. Le comte de Chambord, c'est très difficile, extrêmement difficile, mais tout le reste est impossible. Des d'Orléans, sans le comte de Chambord, il n'est pas question, pas plus que du comte de Chambord sans les d'Orléans. Sauf une minorité qui avoue elle-même qu'elle est comme un contre dix, tout le monde veut le gouvernement parlementaire. La Rochethulon7 et Castellane se font beaucoup de tort dans l'assemblée par leur personnalité inquiète et indisciplinée. On cause beaucoup de <mot illisible> à M. Thiers mais en somme, il peut compter sur une majorité qui se soutiendra jusqu'au bout. Jules Favre, depuis son discours de l'autre jour, est mieux vu de la droite que M. Thiers : mais elle en veut au Gal Le Flo8, à Picard9 et à Jules Simon. Ce qu'on redoute surtout , c'est le bonapartisme. Les extravagances de Montmartre ruinent la république dans l'opinion et bien des gens sont prêts à se jeter dans les bras d'un sauveur, d'un pouvoir fort. C'est là qu'est le danger. Danger, en maintenant la république, danger en précipitant le rétablissement de la monarchie. Paris qui a pris depuis longtemps l'habitude de se prendre pour la France, ne comprend pas comment le gouvernement n'a pas encore eu recours à la force et il ne veut pas comprendre que c'est l'armée qui obligeait le gouvernement d'évacuer Paris et que c'est encore l'absence d'une armée suffisamment forte qui l'oblige à différer. Il faudra au contraire il faudra au contraire voir que si l'assemblée avait siégé à Paris, Assi10 et compagnie seraient aujourd'hui les maîtres de la France. En attendant, Versailles présente le spectacle le plus curieux ; l'écusson d'azur aux trois fleurs de lys d'or, surmonté de la couronne royale est au-dessus du siège de M. Grévy, la rue Satory est plus animée que la rue Vivienne. Avant et après la séance, on ne peut aller sur la place d'armes ou dans la rue des réservoirs, sans rencontrer des représentants de connaissance qui vous racontent ce qui vient de se passer. Le corps diplomatique est ici ; une foule de monde. Toutes les maisons encombrées ; nous logeons un colonel, qui a un billet de logement ; c'est heureusement un excellent chrétien. Nous n'avons pas un coin libre, à cause des pairs qui viennent de Paris. C'est la même chose partout. Il y a deux, 3,4, représentants dans le même appartement. On a certes bien des sujets d'inquiétude, mais en somme on espère et on croit que la révolution va s'achever là où elle a commencé. Entre Paris et Versailles, les chemins de fer marchent toujours. Seulement on ne peut pas sortir de bagages de Paris sans qu'il soient fouillés par les émeutiers, et on s'expose à être arrêté par eux, si on ne leur revient pas.
Adieu cher ami, et au revoir.
IG