Année 1869 |
29 septembre 1869
Yvan Gagarin à Alfred de Falloux
Versailles, 20 rue St Honoré, 29 septembre 1869
Mon cher Comte,
Je reçois à l'instant votre lettre qui m'a fait bien grand plaisir. Je suis heureux que M. le duc de Fitz-James1 prenne cette affaire à cœur. Le duc de Livia et Mejico était le fils aîné du duc de Berwick, issu, si je me trompe, d'un premier mariage. Il s'est fixé en Espagne où il a hérité du duché de Livia possédé par son frère. Je crois que son titre et ses biens ont passé aux ducs d'Albe ; au moins, c'est dans la bibliothèque du duc d'Albe, à Madrid que se trouve la correspondance diplomatique du duc de Livia. Je viens de voir un écrivain russe qui affirme encore avec beaucoup d'assurance que les mémoires du duc de Livia ont été publiés à Paris en 1788. Je crois qu'il se trompe, cependant ce n'est pas tout à fait impossible. Ce qui est sur c'est qu'un exemplaire manuscrit existe à Petersbourg dans la bibliothèque du comte Serge Stroganoff2 et que ce manuscrit est du plus haut intérêt. J'envoie votre billet à la rédaction des Études , elle leur fera grand plaisir. Vous savez sans doute que M. Topin3 a écrit une fort bonne lettre au P. Turquand4 et que M. Léopold de Gaillard est venu le voir. Pour ma part, je n'ai cessé de prêcher la concorde, en montrant quels sont les gens à qui un dissentiment entre le Correspondant et les Études ne peut manquer de faire plaisir. Le P. Hyacinthe5 est un homme à la mort. Je doute qu'il en revienne6. Il a fait sortir sa sœur de l'assomption et sa lettre à Mgr d'Orléans est bien mauvaise. Ce qui est bien mauvais issu, c'est l'article de M. Henri de Vanssay7 dans l'Espérance de Nantes. Il serait facile d'en faire la contrepartie en montrant que pas un des catholiques libéraux n'a suivi le P. Hyacinthe, pas un ne l'a approuvé. Il me semble que la chute du P. Carme8 grandit encore le P. Lacordaire. Je viens de lire le premier volume de Mgr Maret9. Je le crois de bonne foi, c'est modéré dans la forme, respectueux et même pieux. Pour le fond c'est la defensio cleri gallicani10 de Bossuet. Il ya des parties bien faibles. Je crois qu'on aurait pu faire dans le même sens quelque chose de plus fort. Mgr Maret est surtout métaphysicien ; le sujet qu'il a choisi ne rentre pas dans les études ordinaires. Il aurait fallu un canoniste et il n'est ni canoniste, ni historien, j'oserai même ajouter que dans les questions de théologie, il est un peu peregrinus11 comme on dit en latin. C'est bien l’Église, c'est-à-dire le Pape et les Évêques, qui est infaillible, mais les théologiens ultramontains admettent de plus que le pape a une assistance particulière de Dieu qui l'empêche de se tromper quand il affirme solennellement que telle est la foi de l’Église sur un point donné. Je ne sais pas ce que l'avenir réserve à l’Église, mais dans le passé, il semble que ce privilège était tout à fait indispensable ; il fallait bien que l’Église ait un moyen infaillible d'affirmer la doctrine quand les conciles ne pouvaient s'assembler. Or, la nécessité de ce privilège, prouvée par tant de siècles, est une bien forte présomption que Dieu ne l'a pas refusé à son Église. Cela n'empêche pas qu'il n'y ait une certaine oscillation entre une décentralisation qui pourrait aller jusqu'à menacer l'unité et une centralisation qui a force d'être excessive pourra avoir de graves inconvénients. Il y a là comme en toutes choses une question de mesure. Si Mgr Maret avait le sens historique plus développé, il aurait compris que les temps où il y avait deux et trois papes et pas un, certain, ne peuvent pas servir de règle ordinaire. Quelles que soient les circonstances, la constitution de l’Église doit être telle qu'elle trouve en elle-même les moyens de pourvoir à tous ses besoins. Quand les conciles sont impossibles, il faut bien que le Pape trouve en lui-même les moyens d'enseigner et de gouverner et lorsqu'il n'y a pas de pape certain, comme au temps du grand schisme, il faut bien que le concile trouve en lui-même les moyens de sortir d'une situation anormale. Mais je me laisse entraîner à vous faire une dissertation dont vous n'avez que faire. Veuillez faire agréer mes respects à Madame et à Mademoiselle de Falloux et croyez bien à mon inaltérable dévouement.
I. Gagarin
On dit l'archevêque de Paris12 profondément affecté et affligé de l'incartade du P. Hyacinthe.