CECI n'est pas EXECUTE 24 novembre 1884

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24 novembre 1884

Albert de Broglie à Alfred de Falloux

Paris, 24 novembre 1884

Cher ami, votre intention est-elle de venir nous voir la semaine prochaine pour le vote de l'académie1 ? J'ai besoin de vous expliquer les conditions assez compliquées dans lesquelles la lutte s'engage. Vous aurez vu l'inexplicable résolution de Bocher2 faisant manquer un arrangement tout fait qui convenait à tout le monde, à un ami de mon pauvre beau-frère3 qui ne pouvaient voir sa mémoire en meilleurs mains, à l'académie qui après les choix d'About4 et de Lesseps5 sentait le besoin de se relever par une nomination moins singulière et enfin à notre cause à qui <mot illisible> d'un grand corps d'élite suivant de près la déclaration du Congrès aurait apporté une véritable force sinon en France du moins en Europe. Toutes ces raisons ont échoué devant une modestie orgueilleuse qui s'est trouvée invincible mais qui n'a donné, elle, aucune raison pour se justifier.

Dans ces conditions, je me suis trouvé dans un grand embarras. On avait bien voulu me dire qu'on aurait égard à ma désignation. Celle que j'avais faite avec l'assentiment universel venant à manquer,  en donner une autre eût été prendre cet air de maître qui ne me convenait pas, et d'ailleurs sur qui la faire porter ? Proposer à Buffet ce que Bocher refusait n'était pas possible. Wallon, Vallée6, pour raison différente ne pouvaient me convenir. J'ai donc très nettement déclaré que je ne me mêlerai cette fois activement de rien, et que le champ était libre (et ce qui touchait du moins la part d'influence qui pouvait revenir aux parents et amis de d'Haussonville) à tous les candidats.

Le combat s'est ainsi circonscrit entre Ludovic Halévy7 et Manuel8. Ni l'un ni l'autre ne sont assurément ce que j'aurais désiré pour remplacer celui que nous pleurons ni pour contrebalancer le triomphe qu'on va faire à Duruy9 et aux plus mauvais souvenirs de l'Empire, en sa personne (car il est certain que ce sera lui qui remplacera M. Mignet). Je n'ai aucun plaisir comme vous pensez bien à vous faire dans la même réponse l'éloge de L’Église et l'Empire sous Napoléon, et celui de La Belle Hélène10 et de Madame Cardinal11. Mais j'en aurais encore moins à ouvrir les portes de l'académie à un inspecteur général de l'Université comme Manuel, qui a été associé à toute la campagne de M. Ferry, et est prêt à subir toutes les volontés de son ministère quel qu’il soit. Au choix par conséquent je voterai pour Halévy d'autant plus que mis en rapport avec d'Haussonville par les souvenirs de Prévost-Paradol, Halévy avait conçu pour lui une véritable amitié et parlera de  lui avec beaucoup de cœur. Je vous demande donc de faire comme moi si aussi vous venez. Et j'espère bien que vous viendrez ne fût-ce que pour que nous continuions à nous quereller à huis clos, puisque le pape nous défend de le faire en public.

Mille et mille amitiés, cher ami.

       

Notes

1Le scrutin du 4 décembre 1884.
2Édouard Bocher (1811-1890), homme politique. Administrateur des biens de la famille d'Orléans après 1848, il avait été élu à l'Assemblée nationale de 1871 où il représentait le comte de Paris.
3Haussonville, Paul-Gabriel Othenin de Cléron d', comte (1843-1924), homme politique, avocat, essayiste et historien de la littérature. Fils de l'académicien Joseph Othenin d'Haussonville, il avait épousé en 1865 Pauline de Broglie. En 1871, il siège au centre-droit de l'Assemblée nationale où il représente le département de Seine-et-Marne. Il ne fut pas réélu à la Chambre des Députés mais fut le bras droit de son oncle maternel, le duc de Broglie, lors de la crise du 16 mai 1877. Il ne sera pas réélu et se consacrera à ses activités d'écrivain. Il entrera à l'Académie française en 1888.
4About, Edmond (1828-1885), écrivain et journaliste. Partisan du régime impérial, il était très anticlérical, s’attaquant tout particulièrement aux miracles de Lourdes et au pouvoir temporel du pape. About avait notamment publié un pamphlet intitulé Question romaine. Imprimée à Bruxelles, cette brochure très anticléricale avait reçu l’autorisation d’être distribuée en France. En 1872, il prit la direction du XIXe siècle.
5Lesseps Ferdinand de (1805-1894), entrepreneur et diplomate. Après avoir exercé le métier de diplomate dans plusieurs ville orientales, il devint le véritable promoteur des deux projets de canaux qui lui valurent d'être resté célèbre (Suez et Panama) et d'être élu à l'Académie française en 1884.
6Oscar de Vallée était une nouvelle fois candidat à l'Académie française.
7Halévy, Ludovic (1834-1908), auteur dramatique, librettiste d'opérette et d'opéras et romancier. Entré dans l'administration en 1852, il fut le collaborateur du duc de Morny au Corps Législatif. Ses succès littéraires lui permirent de démissionner de l'administration en 1865. Le 4 décembre 1884, il fut élu à l'Académie française au fauteuil de Joseph Othenin d'Haussonville.
8Poète, Eugène Manuel s'était porté candidat à l'Académie française. Profondément républicain, ce cofondateur de l'Alliance israélite universelle n'avait pas les faveurs des catholiques.
9Candidat à l'Académie française, il sera élu quelques jours plus tard, le 4 décembre 1884, en remplacement de l'historien F. Mignet.
10Opéra-bouffe en 3 actes de Ludovic Halévy créé en 1864.
11Autre œuvre de Ludovic Halévy.

Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «24 novembre 1884», correspondance-falloux [En ligne], BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES, Troisième République, 1884,mis à jour le : 12/11/2013