CECI n'est pas EXECUTE 4 mars 1870

Année 1870 |

4 mars 1870

Alfred de Falloux à Couvreux (abbé)

Bourg d'Iré, 4 mars 1870

Cher Monsieur l'abbé,

Les gens à qui nous avons affaire ne sont jamais battus et c'est à une lutte pour le reste de nos jours que nous devons nous résigner. Je reçois un télégramme qui me dit que j'ai mal choisi mon intermédiaire. Je n'en suis pas très surpris ; mais, les circonstances étant données, j'aime mieux le mettre dans son tort que de paraître dans le mien. D'ailleurs ma lettre lui était annoncée et j'ai envoyé le double à mon frère qui se serait justement offensé d'être tenu à l'écart. Je vous envoie à votre tour une copie. Cela fait trois exemplaires dans Rome. Si l'un ou l'autre n'arrive pas à être connu du Saint-Père et de l'épiscopat, j'aurai bien du malheur. Veuillez en tout cas me dire qu'elles auront été les impressions auxquelles je tiens le plus et j'aurai toujours le temps de revenir à la charge, car ces braves gens-là ne me lâcheront pas de si tôt. Les voilà qui se rejettent maintenant sur la Gazette d'Augsbourg1. Or, je n'ai jamais eu ombre de relations avec ce journal, je n'y connais qui que ce soit, et, dans ma seule lettre au P. Gratry cet hiver, je ne lui ai pas écrit une ligne sur 89 ni sur rien d'approchant. Je pris mon frère de le faire dire à M. de Maguelonne2 si cela lui convient. Pour moi, j'ai une insurmontable répugnance à entrer en aucun contact que ce soit avec une telle officine ou même avec ses patrons.

D'ailleurs, cher Monsieur l'abbé, pour vous dire toute ma pensée, mon véritable objectif ne serait pas là. Ceux qui causent aujourd'hui mon vrai étonnement et ma profonde tristesse ce ne sont plus les violents lancés à tout prix dans une œuvre de haine et de colère : ce sont les prétendus modérés qui n'ont pas les mêmes passions et qui font pourtant ou laissent faire les mêmes œuvres, qui n'ont pas le même aveuglement et qui pourtant ne parviennent pas à trouver en leur demi clairvoyance le courage et la dignité d'une résistance. Ce sont, par exemple l'archevêque de Cambrai et tous ses analogues dans l'épiscopat européen, qui baissent humblement la tête sous le bâton de M. Veuillot (espérons qu'il baissent aussi les yeux) mais se redressent de toute leur hauteur pour lancer un coup de pied à M. de Montalembert mourant ou à moi volontairement confiné dans la plus constante retraite. Ce sont ceux-là qui disent sans cesse qu'ils sont pleins de ménagements et de prudence envers leur pays ou envers leur siècle, mais qui ne trouvent jamais un mot, jamais un mouvement du cœur ou de l'intelligence pour arrêter, réfuter ou condamner les outrages, les extravagances, les énormités qui nous envahissent de toutes parts. Voilà aujourd'hui, voilà, à mon sens, les vrais responsables, et M. de Maguelonne est à côté d'eux, à tous les points de vue, un bien petit criminel. Hé ! Mon Dieu ! Que leur ont donc fait à M. l'archevêque de Cambrai, à M. l'archevêque de Tours, et à tant d'autres que rien n'émeut, ce malheureux 19e siècle et cette malheureuse France, pour qui ils n'ont que des arrêts et des anathèmes impitoyables ? Comment ! Un pays et un siècle qui leur ont donné M. de Maistre3 et M. de Chateaubriand4, M. Frayssinous5 et le P. de Ravignan, le P. Lacordaire et M. de Montalembert ! Comment ! Un pays et un siècle qui ont deux fois ramené les papes à Rome et qui les y défendent encore, ne doivent être l'objet que d'un dédain opiniâtre et d'imprécations hébétées ! Ah ! Cela fait horreur et pitié ; jamais pays plus que la France de 89, oui, de 89 n'a donné à l’Église plus de gages de bons désirs et de sincères rapprochements et jamais pays n'aura trouvé dans ceux qui devraient lui ouvrir les bras plus de dureté, plus d'orgueil, plus de mépris des intelligences et des âmes. Voilà ce qui déborde en moi cher Monsieur l'abbé. Est-ce là ce que vous voulez que j'écrive ?

Alfred

Notes

1Depuis plusieurs années les Veuillot accusaient Falloux d'avoir écrit dans une lettre à l'un des amis reproduite dans la Gazette d'Augsbourg (12 février 1870): «L’Église n'a pas encore fait sa révolution de 89, elle a besoin de la faire. »
2Henri Lerouge de Maguelonne (?-1883), légitimiste et ultramontain, il était, depuis 1858, le correspondant de L'Univers à Rome.
3Joseph de Maistre  (1753-1821), philosophe. Savoyard, il était sujet du roi de Piémont-Sardaigne. Magistrat au Sénat de Savoie comme son père, il quitta la Savoie à l'arrivée des troupes françaises en septembre 1792 et se réfugia en Piémont puis en Suisse. Il publia, en 1797, son premier ouvrage Les considérations sur la France. Rentré en Italie en 1799, il fut chargé par le roi de Sardaigne de le représenter auprès du tsar. Il resta en poste à Saint-Pétersbourg jusqu'en 1817. Revenu en Italie, il mourut à Turin. Auteur de plusieurs ouvrages, Essai sur le principe générateur des constitutions politiques (1814), Du Pape (1819) et Les Soirées de Saint-Pétersbourg (ouvrage publié en 1821 peu après sa mort), De Maistre, comme De Bonald refusa tout compromis avec les principes nouveaux issus de la révolution. Mme Swetchine et Joseph de Maistre avaient lié connaissance en Russie.
4François-René de Chateaubriand (1868-1848), homme politique, poète et romancier.
5Frayssinous, Denis-Luc (1765-1841), ecclésiastique. Évêque d'Hermopolis, il fut grand-maître de l'Université, comte et pair de France. Nomme ministre des Cultes en 1824, il rappela les jésuites. Aumônier et prédicateur du roi (Charles X), précepteur du duc de Bordeaux, il l'accompagna en exil et revint en France en 1838. Auteur de plusieurs ouvrages, notamment une Défense du christianisme en 4 vol., il fut élu à l'académie française en remplacement de l'abbé Sicard le 27 juin 1822.

Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «4 mars 1870», correspondance-falloux [En ligne], BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES, Second Empire, Année 1852-1870, Année 1870,mis à jour le : 05/04/2013