Année 1857 |
7 décembre 1857
Henri Lacordaire à Alfred de Falloux
Sorèze, 7 décembre 1857
Mon cher ami,
Je viens de recevoir une lettre de Mgr de la Bouillerie1 qui me parle très sérieusement de votre visite à Sorèze et qui se propose d'y venir avec vous. Montalembert m'a aussi promis de venir m'y voir. Je compte donc sur vous à l'issue de la mauvaise saison. Quant à aller moi-même vous voir en Anjou, je le désire bien, quoique cela me soit difficile. Je ne quitte Sorèze que pour visiter nos maisons d'Oullins et de Bourges. À Bourges, je suis très près de chez vous ; mais ces deux visites, voyage compris, ne me prennent pas moins de dix jours, et cette absence est déjà bien longue pour un maître d'école qui a près de deux cents élèves, cinquante maîtres et trente serviteurs à gouverner. Pendant les vacances, d'autres soins se présentent, et c'est d'ailleurs le moment où probablement vous êtes vous-même aux eaux ou en visite. Enfin, ne fusse qu'un jour, j'espère vous le donner dans le cours de l'année. Le chemin de fer me conduira jusqu'à Angers, et j'imagine que de cette ville à Bourg d'Iré il y a des facilités de transport. J'ai été bien satisfait de l'article de Montalembert sur les affaires de Belgique2. Il est triste de voir, à deux pas de nous, un pays dans de si bonnes conditions de vie politique tourner au désordre par l'incurable esprit antichrétien de ce qu'on appelle le parti libéral. Il est vrai que là, comme en France, une partie notable des catholiques s'est inspirée des extravagances de Z3. et je conçois que devant des gens pour qui le duc d'Albe4 est un héros chrétien, la répulsion des incroyants, et même de beaucoup de croyants, aille jusqu'à tout confondre dans un même sentiment de haine et de mépris pour ma part, je ne pense pas qu'il y ait au monde rien qui m'éloignerait plus de la religion si je n'avais pas le bonheur de la connaître et de l'aimer dans son véritable esprit. Il me semble impossible que sous cette influence désastreuse nous n'arrivions pas tôt ou tard à quelque épouvantable catastrophe. J'en vois le pressentiment dans beaucoup d'esprits sérieux. La plaie politique est bien grande, mais la plaie religieuse l'est bien davantage encore, et l'on est consterné de voir les chefs de l'église si peu sensibles aux symptômes de haine qui se manifestent de toutes parts… Nos ennemis, il est vrai sont haineux et méprisables : mais, mon Dieu ! ceux que nous avions dans les premiers siècles l'étaient-ils moins, et jamais nos apologistes, Saint Justin, Tertullien, Origène, saint Augustin, ont-ils défendu l’Église avec les armes que nous voyons employées. Ces grands hommes écrivaient avec une plume trempée dans l'élévation et la douceur de l'Évangile ; ces gens-ci écrivent comme des forcenés, et je ne pense pas que le diable parlât autrement si l'envie lui prenait de défendre Jésus-Christ. Du moins nous protestons dans le Correspondant contre les abus et les conséquences de cette polémique, et si nous ne pouvons réprimer ces abus et empêcher ces conséquences, nous aurons la consolation d'avoir fait pour l'honneur et le salut de l’Église dans notre temps tout ce qu'il nous était possible de faire. Je bénis Dieu qui m'a retiré de ce lamentable spectacle en me permettant de faire encore un peu de bien au fond de ma retraite. Venez m'y voir, mon cher ami, et agréez, en attendant, l'expression de mes sentiments affectionnés et dévoués.
Fr. Henri-Dominique Lacordaire, des Fr. Prêch.
*Lettre publiée dans Le Correspondant du 10 juin 1911.