CECI n'est pas EXECUTE 22 janvier 1864

Année 1864 |

22 janvier 1864

Prosper Guéranger à Alfred de Falloux

Abbaye de Solesmes ce 22 janvier 1864

Mon très cher ami,

Je vous réponds courrier par courrier et selon tout le positif de votre excellente lettre.

Je commence par la question des articles sur les Méditations de Mme Swetchine1. Après vous avoir quitté, j'ai du, peu de jours après donner la retraite de dix jours à Ligugé2 ; voilà pour novembre. Dès les premiers jours de décembre, il m' a fallu faire la même chose à Solesmes, j'ai trouvé les fêtes de Noël qu'il m'a fallu célébrer, et je vous avouerai que ces 26 jours de prédications à deux et trois fois par jour dans le cours de cinq semaines m'avaient bien un peu fatigué. Nonobstant dés le commencement de janvier, je me suis remis en rapport avec le Monde, j'entends le journal, et pour ne pas avoir l'air de n'y écrire que sur Mme Swetchine, j'ai voulu préluder par d'autres travaux. J'en ai encore pour quelques articles ; mais avant la fin de février, je commencerai ce que je vous ai promis, y tenant d'ailleurs autant que vous. Je ne suis pas fâché que les protestants m'aient prévenu ; ce sera pour moi un appui. Ainsi donc, mon cher ami, comptez sur moi, faites-vous, si vous pouvez, une idée de la vie que je mène, et sachez une bonne fois que je ne fais pas ce que je voudrais bien.

Quant à l'ordre dans lequel vous croyez devoir publier les correspondances, faites donc ce qui vous semble le meilleur. Je souscris d'autant mieux à votre idée de publier tout d'abord le P. Lacordaire que vous connaissez mon peu de goût pour la publicité en ce genre. Je n'ai consenti à donner les lettres de Mme Swetchine que par ce qu'elles apportent un jour plus complet sur la sainteté de cette grande àme, qui s'est ouverte pour moi plus que pour tout autre de nos contemporains vivants ; la place, dans la publication, n'importe en rien. Ceux qui chercheront en Mme Swetchine les traits de la Sainte sauront bien trouver ces pages précieuses, et quant à ce qui m'est personnel dans les lettres, on le lira toujours assez tôt. J'en viens au passage du P. Lacordaire sur la discussion avec les règlements, et c'est pour vous prier instamment de tout effacer sans aucune réserve. Il y aurait un souverain péril à rappeler ces débats sous le gouvernement actuel. Le pauvre évêque me faisait la guerre avec le ministre des cultes, les organiques en main ; les cartons du ministère ont de nombreux détails sur la querelle ; ne réveillons pas le chat qui dort. J'ai pu triompher de tout avec un peu de temps et de patience; sous le régime actuel, une allusion au passé risquerait de remettre tout sur le tapis. Je compte donc sur vos sentiments catholiques comme sur votre amitié pour anéantir jusqu'aux moindres traces d'allusion à une affaire si délicate aujourd'hui. Relativement au passage sur l'Inquisition, faites à votre gré, et ce que vous aurez fait sera bien. Il est vrai que je suis un peu plus dominicain, sur ce sujet que ne l'était le P. Lacordaire. Saint Thomas d'Aquin, dominicain, enseigne dans la Somme3 qu'il faut brûler les hérétiques : Saint Pie V4, dominicain passait de la théorie à la pratique. L'un enseignait et l'autre agissait selon la loi d'une société fondée sur le droit catholique. Le père Lacordaire s'imaginait qu'une société catholique pouvait exister sans la répression extérieure des infracteurs de la première des lois ; l’Église et l'expérience ont condamné ce sentiment ; je m'en tiens à Balaris5, notre contemporain, qui a eu le courage de ne pas faire fléchir la logique devant les préjugés de son temps.

Voilà, je crois, mon cher ami, votre lettre répondue et sans vous faire attendre. Quant à celle que je vous ai adressée sur ma position à l'égard de Montalembert, j'étais sûr d'avance que vous embrasseriez d'un coup d’œil la situation qui s'est produite entre lui et moi. Je ne crois pas m'être donné un seul tort, et il ne peut pas en dire autant. Je n'ai jamais mis mon amitié pour lui à la condition qu'il acceptât mes idées ; mais il eût bien fait de ne pas me déclarer la guerre parce que je croyais devoir, comme théologien, combattre les idées d'un autre. S'il a pour lui l'évêque d'Orléans, j'ai pour moi l'évêque de Poitiers ; la postérité pèsera ces deux hommes ; mais en attendant, je crois que Mgr Pie dans la balance à côté de moi donne un certain poids. Je resterai donc dans mon repos ; mais si l'on m'offre la main, je me croirais coupable si je retirai la mienne.

N'oubliez pas, mon cher ami, dans la seconde édition des Méditations les corrections indispensables que nous avons fait, d'après le manuscrit, aux Litanies de notre seigneur.

Adieu, je n'ai que le temps et la place de vous offrir mes amitiés sincères.

Fr. Prosper Guéranger, abbé de Solesmes.

Notes

1Madame Swetchine. Choix de méditations et de pensées chrétiennes, publiées par le Cte de Falloux, Tours, A. Mame et fils, 1867, 265 p.
2Dépendant du diocèse de Poitiers, l'abbaye de Saint-Martin de Ligugé, l'une des plus anciennes implantations monastiques de France, mise en vente en 1852 par les descendants de l'acquéreur de 1793 fut racheté par Mgr Pie, évêque de Poitiers qui la confia à Dom Guéranger afin qu'il puisse y restaurer la vie monastique.  
3C'est en 1266 que le célèbre dominicain commence la rédaction de son principal ouvrage, La somme théologique.
4Dans la préface de sa biographie du pape Saint Pie V (Histoire de Saint Pie V, 1840), Falloux justifiait sans ambiguïté l'inquisition.
5?

Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «22 janvier 1864», correspondance-falloux [En ligne], Second Empire, Année 1852-1870, Année 1864, CORRESPONDANCES, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES,mis à jour le : 11/08/2012