1880 |
1er février 1880
Werner de Mérode à Alfred de Falloux
Paris, ce Ier février [1880]1
Mon cher ami,
Je ne résiste pas au plaisir de vous dire, quelle belle et bonne semaine nous venons de passer, la discussion du sénat a été vraiment magnifique2. M. Ferry sort très amoindri de cette épreuve, son projet est conspué, il sera voté mais naîtra mort né. Le combattre portait bonheur à ceux qui s'en chargeaient, jamais on n'a vu une discussion, pendant laquelle, les orateurs ne fatiguaient nullement l'auditoire, et étaient toujours plus intéressants, les uns que les autres, à mesure qu'ils se succédaient à la tribune. M. Ferry avait mis à leur disposition un tel trésor de sottises, qu'ils y puisaient toujours, sans l'épuiser. Quant aux défenseurs de cette pitoyable loi, ils ne faisaient que répéter l’État, les décrets de l’État, l'enseignement de l’État, la spécialité, sa pédagogie. Car un des collègues de M. Ferry n'est venu à son secours, M. de Freycinet3 a été aussi muet, aussi insignifiant, aussi peu Président du Conseil que Waddington4.
Ce dernier jeudi seulement M. Ferry s'est un peu relevé et a obtenu les applaudissements de la gauche qui lui faisaient défaut grâce à une citation du discours de l'évêque d'Angers5 ou dangereux comme on dit au sénat. Vous voyez que l'oraison funèbre du général Lamoricière6 a tenu tout ce qu'elle promettait, elle a valu un succès à M. Ferry et un échec à la liberté d'enseignement, à la présence des évêques dans les conseils de l'instruction publique, elle a été au moins le meilleur argument qu'ait trouvé le ministre de l'Instruction publique, pour motiver leur exclusion. On l'a bien bien fait comprendre au Nonce7 à un dîner chez Gontaut8. Le morceau de Mgr Freppel était cependant très juste, très beau mais <mot illisible> de la souveraine maladresse de toujours parler de 89. Il serait bien utile de composer à l'usage du clergé un dictionnaire des synonymes afin de lui fournir des mots équivalents pour dire les mêmes choses, condamner les mêmes erreurs, sans offenser, blesser inutilement le public. J'ai toujours admiré l'Archevêque de Paris9 parlant dans un mandement du Catalogue des erreurs condamnées par Pie IX, s'il avait dit Syllabus c'eut été absolument la même chose et pourtant c'était absolument différent. Il n'y a qu'une idée qui gagne à tout cela, une idée qui fait son chemin : c'est celle du Prince Napoléon10, il se fait voir du monde, invite à de petits dîners avec ses enfants, fait faire des compliments aux orateurs de la droite du sénat. Les paysans disent, on dit que le P[rin]ce Napoléon n'aime pas à se battre ; c'est bien l'homme qui nous faut. Il voit des abbés et même des cardinaux, <mot illisible> le temps de retourner sa veste et laisse fort habilement mûrir la poire. Quand on voudra sortir de la situation intolérable vers laquelle on marche, on trouvera la route de droite barrée par un rideau blanc et on se précipitera par la seule ouverture qui se présentera. Le comte de Chambord se posant à l'état de la banquise de Saumur fait les affaires des Bonapartes comme il a fait celles de la République. L’Épiscopat, le Saint-Siège auraient seuls pu empêcher tout le mal que fait et fera à la France cette honnêteté raide et maladroite, ils auraient du se souvenir de ce qu'avaient fait aux grandes époques de crise leurs illustres prédécesseurs du temps des Mérovingiens, des Carolingiens et de Hugues Capet. Le nonce actuel a l'air tout autrement avisé comprenant [mieux] les choses que ses prédécesseurs.
Mille amitiés.
W. Mérode
P. S. Ne me répondez surtout pas, vous n'avez rien à me dire du Bourg d'Iré sur tout cela et je compte sur votre bonne amitié.